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Mirabeau passe la nuit chez sa maîtresse. Un soir, au moment où il entre à la dérobée dans la maison, il est surpris et arrêté par les domestiques de M. de Monnier. Sans paraître déconcerté, avec un sang-froid imperturbable, il demande à être conduit auprès du président, se jette dans ses bras et, au lieu de s’excuser, se vante de son entreprise comme d’une attention délicate et aimable. Il arrivait de Berne, il allait droit à Paris se présenter au ministre, il n’avait pas voulu passer à Pontarlier sans remercier M. et Mme de Monnier de leurs bontés pour lui ; s’il avait choisi l’heure du souper de leurs gens, c’était avec intention, afin de ne mettre aucun domestique dans sa confidence. En même temps, il prie M. de Monnier de sonner ses gens pour leur ordonner le silence. La scène est si bien jouée, la crédulité de M. de Monnier est si complète, que le mari trompé et satisfait appelle ses domestiques en leur enjoignant de ne parler à personne de ce qu’ils viennent de voir.

La famille de Mme de Monnier n’était pas d’humeur à se laisser jouer comme le trop crédule président. C’est elle qui se chargea à son tour de garder la jeune femme. Elle le fit avec un luxe de précautions qui rappelle encore une fois les scènes les plus comiques de Boccace. Une chanoinesse, sœur aînée de Sophie, couche dans la même chambre qu’elle ; cette vigilante gardienne attache à son bras un ruban qui aboutit au pied de Mme de Monnier. Si celle-ci bouge, la chanoinesse en sera immédiatement avertie. L’histoire de la précaution inutile se renouvelle ici comme dans les contes italiens. L’amour est plus fort que toutes les entraves qu’on lui oppose. Toute surveillée qu’elle est, Mme de Monnier n’en donne pas moins des rendez-vous à Mirabeau dans un jardin où elle passe avec lui des heures délicieuses malgré le froid des nuits d’hiver sous un climat glacial.

Au plus fort de cette surveillance, Sophie trouva moyen de persuader à M. de Monnier qu’on lui faisait injure en la gardant de si près. Le mari débonnaire insista pour qu’on s’en rapportât à la vertu de sa femme et renvoya la famille. C’était le moment qu’attendaient avec impatience les deux amans pour réaliser un projet qu’ils préparaient depuis quelques jours : celui de fuir ensemble à l’étranger. Brouillé, comme il l’était, avec le commandant du fort de Joux pour avoir abusé de son indulgence, sommé de rentrer en prison pour n’en plus sortir, Mirabeau avait les plus fortes raisons de ne plus rester dans un pays où il n’entrevoyait aucune chance prochaine de recouvrer sa liberté. Il semble même, d’après quelques documens, que les ministres et son père, las du bruit qui se faisait autour de son nom, n’aient pas été fâchés de se débarrasser de lui. Qu’il partît seul, rien de mieux. Mais qu’il enlevât une