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gagner à se faire l’instrument de la triple alliance, à se laisser entraîner dans le piège d’interventions toujours hasardeuses, et si l’empereur Guillaume s’est promis de remuer cette masse ottomane, de lui donner un rôle sur l’échiquier allemand, il pourrait s’être abusé. Il sera sûrement reçu avec courtoisie, quoique peut-être avec un peu d’embarras, par le sultan ; il n’obtiendra, selon toutes les apparences, ni un soldat, ni une note diplomatique engageant la Porte. De sorte qu’on ne serait pas plus avancé, — que le voyage à Constantinople pourrait n’avoir pas plus de résultat que la visite du tsar à Berlin. On serait en face des mêmes impossibilités, — à moins pourtant que cette évasion mystérieuse du prince Ferdinand de Bulgarie, qui vient de quitter furtivement Sofia, qui fait lui aussi ses voyages, ne se lie à des combinaisons indistinctes, insaisissables, dont on n’a pas encore le secret.

Ce qu’il y a de singulier, en effet, c’est cette coïncidence du départ subit, clandestin du prince Ferdinand avec le voyage de l’empereur Alexandre à Berlin, avec des tentatives qui ont dû être faites à Constantinople et que l’empereur Guillaume se serait peut-être chargé de renouveler. Une seule chose est certaine provisoirement : c’est cette fugue du prince bulgare qui ressemble à une aventure romanesque, qui a retenti tout à coup en Europe. Le prince Ferdinand est parti brusquement et secrètement de Sofia, laissant la régence à son premier ministre, M. Slamboulof. Il est tombé à Vienne à l’improviste, surprenant son ambassadeur lui-même, qu’il n’a prévenu que quelques heures avant son arrivée. Il a trouvé à la gare sa mère, la princesse Clémentine de Cobourg, qui l’a entraîné loin de Vienne, où il n’aurait pu être qu’un embarras, et l’a mis aussitôt en route pour Munich. On en est là. Que signifie en réalité cette aventure qui a déjà prêté à toutes les conjectures, à tous les commentaires ? Le prince Ferdinand a-t-il quitté Sofia sous la pression de difficultés intérieures qu’il ne pouvait plus vaincre dans la situation irrégulière où il se débat depuis son arrivée en Bulgarie ? S’est-il flatté de réussir par une démarche personnelle, par sa bonne mine à se faire reconnaître dans sa souveraineté ? A-t-il été abusé par les encouragemens de l’Angleterre, de l’Autriche, de l’Allemagne elle-même, et a-t-il cru pouvoir compter sur l’appui de l’empereur Guillaume, sur le crédit de son oncle le duc Ernest de Cobourg-Gotha pour apaiser les ressentimens du tsar, pour se réconcilier avec la Russie ? Et pour tout épuiser, le prince voyageur a-t-il été conduit dans l’Occident par des projets de mariage, ou bien enfin a-t-il cédé au désir aussi légitime qu’imprévu de venir, lui aussi, faire l’école buissonnière à l’Exposition ? Il y a des hypothèses pour tous les goûts, et pas une peut-être n’est vraie. On voit dans tous les cas que le roman est à Sofia comme il est à Belgrade avec les démêlés conjugaux du roi Milan et de la reine Nathalie. Malheureusement, tous ces imbroglios risquent d’avoir une mauvaise fin, et, si le conflit conjugal de Belgrade peut coûter cher à la dynastie serbe déjà menacée, l’aven-