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et de Tite-Live. Le pire, c’est que nous n’avons pas de peine à les comprendre, ayant continué de recevoir la même éducation, le même « esprit classique, » du moins jusqu’à ma génération. Quand elle était au collège, quand les bruits du dehors nous apportaient l’écho de quelque harangue d’un des Cinq, nous nous représentions les événemens du second empire avec l’optique apprise dans Tacite, nous prêtions de bonne foi à M. Garnier-Pagès, protestant contre le tyran des Tuileries, la figure morale, les idées et le langage de Thraséas. Il est facile de vanter les bienfaits du latin pour la haute culture intellectuelle ; mais on oublie trop le revers de la médaille : ces historiens latins et grecs auxquels nous devons tant de belles pensées, nul ne pourra jamais calculer ce qu’ils ont fait couler de sang et foisonner d’erreurs politiques.

Les massacres continuent, Sparte ne renaît pas, l’homme naturel tarde toujours à se montrer ; les convoitises, les colères, les rancunes inexpiables divisent les réformateurs ; ils se reprochent mutuellement leurs déceptions, ils s’exterminent les uns les autres. Au 9 thermidor, le carnage est à peu près achevé. Il a fait justice de quelques fauves ; allez voir, au musée de la Révolution, ces merveilleux crayons où Vivant-Denon croquait en traits rapides les silhouettes de Carrier, de Fouquier-Tinville, pendant qu’ils écoulaient leur sentence au tribunal ou qu’ils passaient sur la charrette ; ce sont des physionomies de bêtes de proie, forcées après une traque ; elles justifient les comparaisons animales dont se sert M. Taine, quand il les flétrit. Mais à côté des monstres authentiques, on ne peut s’empêcher de penser que la coupe sombre abattit les moins méprisables de ces maniaques, les plus convaincus, ceux qui se croyaient vraiment appelés à régénérer l’humanité. Après thermidor, je ne vois plus sur cette toile que la lie, les bas intrigans, les jouisseurs désabusés, heureusement relevés par le voisinage des gloires militaires. Les gens du Directoire ne se soucient guère de continuer le roman de 1789 ; et la nation fait comme eux ; déçue par ce premier essai des principes, elle n’aspire qu’au repos. Dès lors, il est facile de prévoir comment finira le premier acte de l’émancipation du genre humain : par l’égalité sous un despote, de l’autre côté du lac de sang. Tous les observateurs sans préjugés sont fixés. « Toutes les opinions se ramifient à l’infini ; mais le premier qui sera en état de se faire roi et de promettre une tranquillité prochaine les absorbera toutes… Que Carnot ou le duc d’Orléans, que Louis XVIII ou un infant d’Espagne soient rois, pourvu qu’ils gouvernent tolérablement, le public sera content. » C’est le sentiment de Mallet du Pan. Morris voit de même, et plus juste : « Quel que soit le sort de la France, dans un avenir éloigné, et