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gradué, vers un dénoûment concluant, — qu’il n’y eût point de peinture violente des plus vives émotions, et que, dans ses plus grands troubles, l’âme ne se départît jamais d’une certaine modération et d’une sorte de noblesse : c’était affaire à l’auteur de laisser imaginer les transports véhémens de la passion sous le convenu des phrases régulières et pondérées.

Mais, hors de la littérature, il en allait autrement, et l’on ne saurait admettre sans bien des réserves cette opinion « qu’au XVIIe siècle, les choses excessives avaient disparu de la vie humaine, que les passions s’étaient contenues sous la discipline du devoir, et que jusque dans les momens extrêmes, la nature désespérée subissait l’empire de la raison et des convenances[1]. » Je suis, au contraire, persuadé que dans la réalité de la vie, lorsque les âmes étaient directement en présence et comme à nu, la nature reprenait tous ses droits et s’épanchait par les accens qui sont l’éternel langage de la passion humaine.

Nous avons à cet égard un témoignage décisif, celui d’une des personnes qui au xvu" siècle ont le plus anobli, apprêté, « romancé » comme on disait alors, le style de l’amour. « A mon avis, écrit Mlle de Scudéry dans un fragment des Conversations que j’ai cité plus haut, il y a beaucoup plus de belles lettres d’amour qu’on ne pense ; » mais ce n’est ni dans Balzac, ni dans Costar ni dans voiture qu’on en doit chercher le modèle. « Il faut, poursuit-elle, qu’une lettre d’amour ait plus de sentiment que d’esprit, que le style en soit naturel et passionné, et je soutiens même qu’il n’y a rien de plus propre à faire qu’une lettre de cette nature ne touche point que de la faire trop belle… Pour ceux qui écrivent des billets galans, il leur est aisé d’en faire de courts où il y ait pourtant beaucoup d’esprit, parce qu’ayant leur raison toute libre, ils choisissent les choses qu’ils disent, et ils rejettent les pensées qui ne leur plaisent pas ; mais pour un pauvre amant dont la raison est troublée, il ne choisit rien, il dit tout ce qui lui vient en fantaisie, et ne doit même rien choisir, car en cas d’amour, on n’en saurait jamais trop dire et on ne croit jamais en avoir dit assez. »

Considérées à ce point de vue, les Lettres portugaises sont bien de vraies lettres d’amour : nul souci de la forme, nulle composition, tout le désordre de la passion. Il suffit d’ailleurs de les comparer, sous ce rapport, aux sept lettres apocryphes qui furent ajoutées à la seconde édition et qui sont vraisemblablement l’œuvre de l’avocat Subligny, l’un des beaux esprits de l’hôtel de Bouillon. Autant les unes sont libres et naturelles, autant les autres sont précieuses et savantes.

  1. Taine, Essais de critique et d’histoire, p. 283.