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sur les spectacles, les femmes en général n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talens et tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase lame, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissemens jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles : ils auront tant d’esprit que vous (voudrez, jamais d’âme ; ils seront cent fois plus sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même. La seule Sapho, que je sache, et une autre mériteraient d’être exceptées. Je parierais tout au monde que les « Lettres portugaises » ont été écrites par un homme. »

S’il ne fallait que réfuter ces étranges considérations, il suffirait de rapprocher du nom de Mme d’Houdetot (car c’est bien elle, l’autre à laquelle Rousseau fait allusion) le nom de la grande Sapho du XVIIIe siècle, de celle qui était déjà l’amie de d’Alembert lorsqu’il reçut la Lettre sur les Spectacles, de celle qui allait bientôt « sentir et décrire » d’une façon si puissante toutes les passions de l’amour, — Mlle de Lespinasse[1].

Mais c’est sur de plus sérieux argumens que l’historien des Chamilly s’est fondé pour retirer à la religieuse portugaise ses titres de réalité historique. De graves contradictions, qu’il est le premier à avoir relevées dans les Lettres, donnent une base sérieuse à sa prétention.

C’est un fait que les diverses parties de la correspondance ne s’accordent pas entre elles ; les premières pages du recueil font allusion à des circonstances dont les dernières ne supposent pas encore l’événement. Et ces incohérences sont trop nombreuses pour qu’on les puisse attribuer à des erreurs de plume ou à des négligences de pensée. D’où cette conclusion que ce ne sont point

  1. La Lettre sur les spectacles fut composée au mois de février 1758. Rousseau venait de quitter l’Ermitage. Un passage des Confessions (livre X) nous apprend dans quelles conditions morales il l’écrivit : « Plein de tout ce qui venait de m’arriver, mon cœur mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m’avait fait naître ; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle, j’y peignis Grimm, Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot… » Quant à Mlle de Lespinasse, Rousseau ne pouvait encore la connaître que pour les qualités de son esprit. La Lettre à d’Alembert est antérieure, en effet, de dix ans au début de sa liaison avec le marquis de Mora, et de quatorze ans à sa passion pour le comte de Guibert.