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libertés que la règle dissolue des monastères portugais tolérait à cette époque offraient d’ailleurs aux deux jeunes gens l’occasion de faciles entrevues. Bientôt elle était devenue sa maîtresse. Elle n’était pas encore éveillée de son rêve, que son amant, sous le premier prétexte venu, l’avait abandonnée pour rentrer en France. Elle avait souffert alors de mortelles douleurs dont ses lettres nous ont transmis la confidence ; puis l’ombre et l’oubli s’étaient de nouveau étendus sur sa destinée et l’avaient recouverte à jamais.

À ne se placer que dans l’ordre des faits, rien de plus simple, on le voit, rien de moins intéressant même que cet épisode amoureux. Il se réduit aux proportions des plus vulgaires aventures galantes de la vie de garnison en pays conquis, et certainement le souvenir n’en serait jamais parvenu jusqu’à nous s’il n’avait été le cadre d’un grand drame intime, — d’une passion comme il n’en fut pas de plus noble, de plus grave ni de plus ardente, — d’une souffrance telle que peu de créatures en ont enduré de plus cruelle et de plus touchante. Tant il est vrai que les événemens extérieurs sont peu de chose en soi, à peine des signes, et qu’il suffit à une âme d’avoir atteint à une haute et pleine conscience d’elle-même pour laisser sa trace dans le monde et triompher du temps !

Si l’on était réduit à d’aussi vagues renseignemens sur la personnalité de la religieuse portugaise, on croyait du moins connaître l’homme qu’elle avait aimé et qui l’avait délaissée. On le nommait tout haut : le marquis de Chamilly. « Ce fut à lui, dit expressément Saint-Simon, que furent adressées ces fameuses Lettres portugaises par une religieuse qu’il avait connue en Portugal et qui était devenue folle de lui[1]. »

Ce personnage a laissé dans l’histoire militaire du XVIIe siècle un nom qui, pour n’être pas des plus illustres, tient encore une place fort honorable après les Condé, les Turenne, les Villars, les Luxembourg et les Vendôme. Au début de sa carrière, il avait pris part à l’expédition conduite en Portugal pour le soutien des droits de don Alphonse, allié secret de Louis XIV, et il s’y était brillamment comporté. Mais cette campagne n’avait été qu’un épisode dans sa vie militaire : les grandes guerres du siècle lui avaient donné l’occasion de déployer ses talens sur un théâtre plus vaste et dans de plus grands emplois. Élevé rapidement aux premiers rangs, il avait atteint en 1703 à la plus haute charge militaire du royaume, à la dignité de maréchal. En plus de l’éclat que de glorieuses actions, particulièrement « cette admirable défense de Graves qui coûta 16,000 hommes au prince d’Orange » (comme s’exprime Saint-Simon), avaient jeté sur son nom, la considération lui était venue : on l’appréciait

  1. Mémoires, année 1715.