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que d’avoir commencé, — La Question d’argent et Madame Bovary, qui sont à peu près du même temps, nous paraîtraient sans doute, comme alors à M. J.-J. Weiss, des œuvres de la même nature hardie, réaliste, et brutale. Mais M. Dumas n’a pas cessé d’écrire. Tout en s’abstenant de mêler sa personne dans ses œuvres, il ne s’est point piqué d’impassibilité. Il s’est moins soucié d’éviter « d’accoler deux génitifs ensemble, » que d’agir, que de répandre ce qu’il croyait être la vérité. Il n’a point borné son rôle à celui d’un amuseur ou d’un mandarin de lettres, et il s’est enfin servi de la parole pour la pensée. En d’autres termes encore, et tout au rebours des intransigeans de l’art pour l’art et du Naturalisme, à mesure qu’il se rendait plus complètement maître des moyens de son art, il en faisait des applications plus libres à la discussion des problèmes essentiels de la morale sociale ; et, pour mieux représenter la vie, s’y mêlant davantage, étudiant les faits dans leurs causes, l’importance des questions qu’il traitait, — et que d’ailleurs il va sans dire qu’on peut résoudre tout autrement que lui, — n’a pas détourné l’attention de ses qualités d’écrivain et d’auteur dramatique, mais au contraire elle les a fait ressortir. Quand nous le lisons ou que nous l’écoutons, celui-ci nous permet d’être hommes ; il n’exige pas que, pour l’apprécier, nous commencions par nous mettre dans ce que j’appellerai l’état littéraire ; et nous tous qui vivons, il ne nous admet pas seulement, il nous invite, il nous provoque à juger avec lui la vie, l’imitation qu’il un fait, et l’interprétation qu’il en donne.

Je considère qu’à cet égard, depuis une quinzaine d’années, l’exemple de M. Dumas a modifié singulièrement l’évolution de la littérature contemporaine. Aux auteurs dramatiques et aux romanciers, c’est lui qui a rendu le courage de soutenir des « thèses », qu’ils avaient perdu depuis George Sand et depuis Victor Hugo : M. Zola lui-même n’a plus peur des idées, et M. Edmond de Goncourt, s’il en avait, oserait peut-être en faire un roman. Il a prouvé qu’il n’en coûtait rien à la dignité de l’art, en imitant la vie, de se ranger lui-même du côté de ses personnages, de les juger, et de déterminer le jugement du lecteur ou du spectateur. Avec sa préoccupation des questions de morale, il a réagi contre ce pessimisme béat, si je puis ainsi dire, paresseux et orgueilleux, qui n’est d’ailleurs nullement solidaire du Naturalisme, si même peut-être le pessimisme de quelques-uns de nos naturalistes n’a détourné d’eux et de leurs œuvres (ce qui n’importe guère), mais aussi de la vérité de leurs doctrines (ce qui est plus important), ceux qui, comme nous, trouvant la vie mauvaise, n’estiment pas que ce soit une raison de s’en désintéresser, bien au contraire ! et encore bien moins d’en faire une moquerie insultante et stérile. Dirai-je enfin que personne plus que M. Dumas, ni avec plus d’autorité, n’a