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la sincérité de l’imitation, il s’en éloignait, d’autre part, en acceptant de Flaubert la doctrine de l’art pour l’art. Cette affectation de pessimisme que je reproche à nos naturalistes, — et je l’appelle une affectation, parce que le véritable pessimisme, bien loin d’être mépris, n’est au contraire qu’indulgence, et non pas ironie, mais pitié, — je ne crois pas qu’elle procède chez eux d’aucune vue profonde et vraiment philosophique de la vie. Mais, imbus de l’idée romantique, et fâcheuse, que l’artiste n’est pas un homme comme les autres, ils ont traité de haut tous ceux qui ne se faisaient pas de leur art une aussi grande idée qu’eux-mêmes ; et malheureusement, en tout temps et partout, ceux-là, c’est tous ceux qui n’écrivent pas, tous ceux qui vivent en faisant leurs affaires, tous ceux qui meurent obscurément, sans qu’il en soit question dans les journaux ni dans les cénacles, tous ceux, à vrai dire, qui sont la matière même du roman et du drame.

La conséquence était inévitable. Pour une pareille disposition d’esprit, quiconque n’est pas l’auteur de l’Education sentimentale ou de la Tentation de saint Antoine, est Bouvard, et le monde, le vaste monde, n’est peuplé que de Pécuchets. « Ce qui fait le fond de tous les romans de Flaubert, dit quelque part M. Pellissier, c’est l’amère contradiction qu’il surprend entre l’idéal et la réalité. Et, malgré tous ses efforts, il ne se résigne pas à la sottise, à la routine, aux bassesses de la vie courante. » Faisons attention seulement à ce qu’on appelle ici des noms de « bassesse, » de « routine, » ou de « sottise ; » et que peut-être elles ne consistent qu’à ne s’occuper point d’écrire ; et qu’en ce cas ce sont de bien gros mots. Je citerais plus d’un naturaliste, encore aujourd’hui, dont le pessimisme n’a pas d’autre origine. Ce n’est pas précisément la vie qu’ils ne trouvent pas bonne, et je doute que ce soit l’angoisse métaphysique qui les torture ; mais, comme ils ne voient pas d’autre occupation qui soit digne d’eux que de faire du roman ou du drame, leur inindulgence est sans mesure pour ceux de leurs semblables qui construisent des locomotives ou qui cultivent des betteraves. À cette humanité, qui leur paraît inférieure, ils font porter la peine du dédain qu’elle leur inspire. Et dirai-je qu’ils manquent de sympathie, parce qu’ils manquent d’intelligence ? Non, mais parce qu’ils manquent d’expérience, de largeur d’esprit, et du vrai sens de cette vie qu’ils imitent.

Ce qui semble d’ailleurs indiquer que cette explication n’est pas tout à fait dénuée de vérité, c’est que c’est là, sur ce point précis, qu’il y a quelques années la division s’est faite entre eux et quelques-uns de ceux qui les avaient précédés dans leurs voies. Si, par exemple, on supposait que M. Dumas eût cessé d’écrire après le Demi-Monde et la Question d’argent, — c’est-à-dire presque avant