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voulusse corriger quelque chose, on me permettra d’attendre une meilleure occasion que l’Immortel ou que le Rêve. Et s’il faut enfin l’avouer, les grandes lignes du sujet, assez claires, assez faciles à démêler jusqu’ici, s’embrouillent, à si courte distance des œuvres et des hommes. On voit bien quelque chose, mais comme au travers d’un nuage ; et le nuage ne s’éclaircit pas quand on essaie de le percer, mais c’est l’œil qui se trouble.

Pourquoi, par exemple, nos naturalistes en général, — car il y a bien deux ou trois exceptions, — ont-ils affecté de ne voir dans la nature et dans la vie que ce qu’on y rencontre de plus plat ou de plus répugnant ? Par esprit de réaction contre le romantisme ? ou au contraire parce qu’ils ont hérité de sa prédilection pour les monstres ? ou tout simplement parce qu’ils ont limité l’étendue, la richesse, et la diversité de la nature à ce qu’ils en connaissaient eux-mêmes ? C’est un droit qu’ils n’auraient pas, puisque, ce qu’ils ont reproché surtout au romantisme, c’est d’avoir mutilé la nature, en la limitant à ce que chacun de nous en peut savoir, ou pour mieux dire, imaginer. De même encore, quand ils ont choisi, pour les représenter, parmi les scènes de la vie quotidienne, les plus banales ou les plus vulgaires, pourquoi semblent-ils avoir pris un plaisir de dilettante à charger les couleurs ou les traits de leurs modèles ? Si ressemblante qu’elle puisse être, une caricature n’est cependant pas un portrait. Ou, s’ils le disent, et qu’offensés en quelque manière dans leur sensibilité d’artistes par la laideur de leurs contemporains, ils prétendent que, bien loin d’avoir calomnié la nature et la vie, ils les ont plutôt flattées ou embellies, quel est ce pessimisme ? d’où vient-il lui-même ? et pourquoi cette indulgence ou cette sympathie leur a-t-elle manqué qui, dans les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise ou dans ceux du roman anglais, éclaire du dedans, et fait oublier la laideur ? Je n’en sais rien ; et, parmi tant de raisons qu’on en pourrait donner, je n’en vois pas qui soit vraiment satisfaisante. Je puis seulement noter qu’il ne faudrait pas ici faire intervenir le nom de Schopenhauer, puisque, sinon avant qu’il eût écrit, du moins avant qu’il fût connu de nos naturalistes, ils étaient déjà pessimistes. On n’invoquera pas non plus les souvenirs de 1870. La guerre de France n’a pas plus interrompu ni modifié le cours de l’évolution littéraire, que jadis la révolution et les guerres de l’empire n’ont empêché les écrivains d’alors, les Delille ou les Morellet, les Ducis et les Lemercier, combien d’autres encore, de se retrouver, au lendemain de Friedland ou de Wagram, tout ce qu’ils étaient à la veille de la convocation des Etats-Généraux.

Il en est une pourtant que je hasarderai : c’est que, tandis que d’une part le Naturalisme, chez nous, se rapprochait de la vie par