Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/910

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentimens ou de la singularité de ses amours, à moins encore, — mais c’est plus difficile ! — qu’il aille droit à la gloire par l’excès de sa fatuité. On veut que l’art se mêle à la vie ; qu’il ne s’en distingue au moins que comme l’expression de ce qu’il y a dans la vie de plus durable et de plus permanent ; et qu’en vers même, il Rome son ambition à représenter la vie sous les espèces supérieures de la vérité, de l’éternité, ou de la beauté. Cette prétention paraîtra légitime, et cette leçon féconde, si l’on fait attention que, de tout ce qu’il y a de chefs-d’œuvre dans l’histoire des littératures, elles en sont l’âme, et que, le Romantisme seul les ayant dédaignées, il en est mort.

Trois hommes entre tous, de 1855 à 1870 environ, me paraissent avoir été, si je puis ainsi dire, les ouvriers de cette transformation. L’auteur de la Dame aux camélias, du Fils naturel, du Demi-Monde et de l’Ami des femmes en est le premier. « Il y a, dans notre siècle, deux dates capitales pour l’histoire du théâtre, dit à ce propos M. Pellissier, celle d’Hernani et celle de la Dame aux camélias ; » et déjà, dans un autre endroit, il avait fait justement observer qu’en dépit de la chronologie, Hernani est plus près du Cid que de la Dame aux camélias. Si ce mélodrame romanesque et larmoyant, — c’est la Dame aux camélias que je veux dire, — rendu plus lamentable encore par la musique de Verdi, se sentait à sa date du voisinage du romantisme, et si même, en son fond, le sujet, romantique entre tous, n’en était autre que celui de Marion Delorme, — la courtisane amoureuse et « réhabilitée » par l’amour, — les procédés en étaient différens, pour ne pas dire inverses, et nouveaux, ou renouvelés de si loin, que de les voir enfin reparaître, c’était une révolution. Sans égard à aucune convention, sans aucune expérience d’un art qu’il abordait pour la première fois, et conséquemment sans aucun souci ni préjugé d’école, M. Dumas avait pris une histoire de la veille, « un drame de la vie réelle, » pour en faire une pièce dont aucun détail n’était de son « invention, » — si l’invention consiste, comme on le pensait alors, à imaginer ce que l’on n’a point vu ; — et surtout une pièce dont il n’y avait pas une scène qui ne fût la préparation, le commentaire, ou l’explication du fait…

Nous retrouverons plus loin M. Dumas. Mais à la date où nous sommes, on ne saurait exagérer l’influence de ses premières comédies. Ce que n’avait pas pu « l’École du Bon sens, » les premières comédies de M. Dumas l’ont fait. C’est par la Dame aux camélias, c’est par le Fils naturel, c’est par le Demi-Monde ou la Question d’argent que le réalisme a conquis le théâtre. C’est à la suite de M. Dumas que l’auteur de la Ciguë, de l’Aventurière, du Joueur de flûte et de Philiberte, renonçant au genre tempéré,