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de quelques qualités que notre prose possédait avant lui, ne lui ferait pas tort aussi de quelques-uns de ses défauts. « Il dédaigne les fioritures du style, il est trop vaillamment épris du beau, dit M. Pellissier, pour aimer le joli. » Je n’aime pas ce « vaillamment, » qui donne l’idée d’un Chateaubriand plus sincère qu’il ne le fut souvent ; et, pour les « fioritures, » j’en sais plus d’une, — dirai-je dans les Natchez ? — non, mais dans les Martyrs et dans le Génie du christianisme. M. Pellissier dit encore : « Il a ce secret du nombre et du rythme qui s’était perdu dans la langue du vers depuis le divin Racine, et que notre prose avait toujours ignoré. » C’est beaucoup dire, me semble-t-il ; et, sans parler ici de Bossuet ni de Pascal, sans reparler de Rousseau, je ne trouve pas que le nombre ou le rythme aient manqué, par exemple, à Massillon et à Fléchier, rhéteurs illustres, eux aussi, — et dont Chateaubriand, sans aucun doute, a beaucoup pratiqué le premier.

Avait-il également lu Buffon, son Discours sur le style ? et connaissait-il, avait-il médité cette phrase que « toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet ? » En tout cas, si ce n’est pas là le seul de ses mérites, c’en est peut-être le plus éminent : l’art ou le génie, avec lequel, en associant les mots, il en a fait sortir, avec des effets de couleur et de sonorité qui l’avaient séduit, des idées que lui-même n’y savait pas contenues. Non-seulement artiste, mais virtuose, ne pensant à vrai dire qu’autant qu’il écrivait, la magie de son style évocateur, dérobant à la vue de l’esprit la faiblesse de son raisonnement, nous permet encore aujourd’hui de retrouver, sous la magnificence habituelle de ses images, plus de profondeur qu’il n’y en avait mis. Naturels et savans à la fois, calculés et légitimes pourtant, ses procédés ont ramené la langue à l’état poétique, où le mot, déjà riche de la diversité des sens qui ne s’en dégageront que plus tard, les enveloppe, les contient tous, et n’en exprime aucun qui ne traduise, en qui n’apparaisse du moins quelque chose de tous les autres. Si l’on ajoute à cela cette harmonie dont M. Pellissier nous parlait tout à l’heure, et sans laquelle, à vrai dire, dans une langue comme la nôtre, il n’y a jamais eu de beau, ni surtout de grand style ; si l’on y ajoute l’éclat et l’étrangeté de ces descriptions exotiques, dont « le petit pinceau » de Bernardin de Saint-Pierre, — guidé par la main d’un pauvre homme ! — n’avait qu’à peine fait pressentir le charme et la séduction ; si l’on ajoute enfin ce sentiment de la couleur historique, dont on essaierait vainement de nier la puissance, puisqu’il a suscité la vocation d’Augustin Thierry, on mesurera l’ingratitude