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entrecroisement et de cette contrariété d’influences qui rendent l’histoire littéraire si difficile à débrouiller dans sa suite ; mais aussi, nouvel élément du Romantisme. « L’esprit français, dit-elle quelque part. a besoin maintenant d’être régénéré par une sève plus vigoureuse ; » et cette sève, sur son conseil, on ira la chercher, dans les « littératures du Nord » d’abord, non-seulement dans Shakspeare, mais dans Goethe et dans Byron, jusque chez Young, jusque chez Ossian, et bientôt et généralement dans toutes les autres littératures, dans la mandingue et dans la sakalave.

Cependant, et tandis que Mme de Staël, faisant tomber les frontières de l’esprit français, le rendait concitoyen du monde, Chateaubriand, lui, de son côté, le rendait contemporain de la cathédrale gothique, si je puis ainsi dire, et le ramenait à la conscience de ses origines chrétiennes. Un mot de Chamfort exprime assez bien le dernier état de la pensée du XVIIIe siècle sur le christianisme. « M. de… qui voyait la source de la dégradation humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne… disait que, pour valoir quelque chose… il fallait se débaptiser, et redevenir Grec ou Romain par l’âme. » On remarquera qu’André Chénier n’avait pas fait autre chose. Tout élève qu’elle fût des « philosophes, » Mme de Staël n’avait pas suivi ses maîtres jusqu’à cet excès de fanatisme, ayant très bien vu, — sans parler d’un fond de mysticité qu’il y avait en elle, — la liaison de ce paradoxe voltairien avec l’impossibilité d’affranchir l’art des liens du classicisme. C’est même alors que, pour tout concilier, et ne voulant trahir ni sa foi dans la perfectibilité de l’espèce humaine, ni ce qu’elle proclamait elle-même qu’il y avait de poésie dans le christianisme, elle avait déclaré de l’idée du progrès qu’elle était la plus « religieuse » qu’il y eût. Mais Chateaubriand devait faire un pas de plus ; — et l’on peut dire avec précision que la publication du Génie du christianisme a marqué l’instant où l’esprit du XIXe siècle s’est détaché de celui du XVIIIe. En l’an 1802, ni plus tôt ni plus tard,


De la foi des chrétiens les mystères terribles
D’ornemens égayés devinrent susceptibles ;


le sentimentalisme religieux triompha, pour un demi-siècle environ, du rationalisme impertinent et sec des derniers idéologues ; — et la littérature du XIXe siècle naquit.

« Langue, poésie, roman, histoire, dit à ce propos M. Pellissier, Chateaubriand a renouvelé l’art tout entier dans sa forme extérieure, et il l’a pour toujours marqué de son empreinte. » Bien de plus juste ; quoique d’ailleurs je ne sache trop si M. Pellissier, quand il vient au détail, tout en faisant honneur à Chateaubriand