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souplesse du tacticien littéraire et la ténacité du dialecticien se joignaient en lui à la fierté du plébéien de génie et à la sagacité du psychologue ; et la passion généreuse du bien moral agitait et enflammait tout cela. » Qu’on ne croie pas au moins que cette « caractéristique générale » de Rousseau soit de M. Pellissier : elle est d’Henri-Frédéric Amiel. Oserons-nous en proposer une autre ? Et, tout en convenant que, si l’on se donnait la peine de débrouiller ce portrait confus, on y trouverait quelques indications justes, oserons-nous dire que le trait essentiel y manque ?

Imagination, sensibilité, sensualité, vanité, tous ces traits conviennent en effet à Rousseau, mais à la condition qu’au moins on les accorde et, pour les accorder, qu’on les subordonne à celui qui les domine tous. Rousseau est sans doute autre chose, mais avant tout et par-dessus tout, — si l’on veut bien comprendre la nature et mesurer la portée de son influence, — c’est un Lyrique, le premier des Lyriques modernes, l’ancêtre commun de Byron, de Goethe et de Schiller, de Lamartine et d’Hugo. Je ne m’attarderai pas, pour le montrer, à une long ue analyse de ses premiers écrits, de ses Discours, de sa Lettre sur les spectacles, des Lettres à M. de Malesherbes, de la Nouvelle Héloïse. Je n’insisterai pas sur les « nombres » de sa prose, la simplicité hardie de ses images, la quantité de vers qui s’insinuent naturellement dans la trame de son style :

Ses yeux étincelaient du feu de ses désirs…
J’osai trop contempler ce dangereux spectacle…
Mais j’ai lu mieux que toi dans ton cœur trop sensible…
Je puis me consoler de tout, hors de te perdre…
Mon faible cœur n’a plus que le choix de ses fautes…

Je ne rappellerai que pour mémoire ces qualités de « mouvement, » — qui n’étaient certes pas inconnues de la prose française, mais enfin dont les grands orateurs du siècle précédent n’avaient appliqué la force entraînante qu’à l’expression des idées religieuses ; — ou bien encore ces couplets passionnés où les Lamartine et les Hugo, Lamartine surtout, n’ont eu presque qu’à joindre des rimes. « Ah ! si tu pouvais toujours rester jeune et brillante comme à présent… Mais, hélas ! vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête, il vole et le temps fuit, l’occasion s’échappe, ta beauté, ta beauté même aura son terme ; elle doit décliner et périr un jour. O amante aveuglée ! tu cherches un chimérique bonheur, tu regardes un avenir éloigné ; et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d’amour et de peines, se fondent et coulent comme l’eau. » Tous ces mérites, nouveaux en 1760, pourraient être d’un orateur autant que d’un poète. Mais ce qui consacre Rousseau lyrique, c’est un peu l’originalité, c’est