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accorder à Diderot, c’est d’avoir inventé le « mélodrame, » cette forme inférieure de l’art, où le romanesque, l’horrible, et le déclamatoire se mêlent, dans des proportions qui varient selon le génie particulier des Pixérécourt ou des Bouchardy qui les brassent ensemble. Je sais que Diderot est présentement à la mode ; et certes, je ne suis pas si barbare que de lui refuser d’avoir excellé dans le dialogue, ou que de ne pas reconnaître que, si le mot « d’étincelant » n’existait pas, il faudrait l’inventer pour le Neveu de Rameau. Mais je ne crois pas qu’il doive garder le rang où nous ne l’avons d’ailleurs élevé que depuis quelques années ; qu’on puisse l’égaler sans erreur et sans injustice aux Voltaire et aux Rousseau ; ni qu’enfin, s’il a beaucoup agi sur son siècle, son action ait été profonde ou réelle même sur le nôtre.

En revanche, il y a deux hommes à qui je ne trouve pas que M. Pellissier ait vraiment fait leur part. L’un est Voltaire et l’autre Buffon.

A l’origine de ces communications qui s’établissent, dès le début du XVIIIe siècle, d’un rivage de la Manche à l’autre, de la littérature anglaise a la nôtre, n’est-ce pas en effet Voltaire que l’on trouve, avec ses Lettres anglaises, avec sa Zaïre ou sa Sémiramis ? Que plus tard, dans sa vieillesse, irrité de se voir opposer ce Shakspeare qu’il avait lui-même révélé jadis aux Français, il en ait parlé avec l’irrévérence outrageuse d’un vieillard qui se croit tout permis, cela empêche-t-il qu’il ne l’ait révélé, l’un des premiers, avec l’abbé Prévost, et cela dans un temps où l’on oublie trop aujourd’hui qu’à l’autour d’Hamlet et d’Othello, les Anglais eux-mêmes préféraient alors hautement le pompeux Drydon et le sage Addison ? N’est-ce pas encore dans Zaïre, dans Alzire, dans l’Orphelin de la Chine, dans Tancrède, que l’on voit apparaître presque pour la première fois cette préoccupation du décor, du costume, des mœurs péruviennes ou tartares, de tout ce que le Romantisme enveloppera bientôt sous le nom de a couleur locale ? » Et croit-on enfin que, dans Zaïre ou dans Alzire, il fût difficile de retrouver, si seulement on l’y cherchait, l’une au moins des « origines » du Génie du christianisme, en tant que Chateaubriand y prétend démontrer que, pour l’intérêt littéraire, les vérités de la religion ne le cèdent en rien aux fictions consacrées du paganisme ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’aussi peu que Chateaubriand semble avoir lu l’Encyclopédie, autant est-il nourri de Voltaire, Lamartine ne l’est pas moins, comme on peut s’en convaincre en feuilletant les lettres de ses aimées de jeunesse. Qui le croirait ? Les vers de Mahomet lui ont révélé son génie poétique. Ou, du moins, c’est aux accens de Voltaire qu’il a senti pour la première fois vibrer à son oreille la musique intérieure du vers. Et ne peut-on pas dire que