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conquérant demandait, puis il prenait et, pour aller plus vite, pour prendre davantage, il pillait et tuait, provoquant d’effroyables révoltes, les noyant dans le sang, ne doutant ni de lui, ni de son droit, insouciant de l’avenir, brave comme un reître, besogneux comme un mendiant, prodigue comme un parvenu, orgueilleux et fanatique ainsi que tout bon Castillan catholique, ami de Dieu, ennemi de l’hérétique.

Qu’importaient à un Pizarre la civilisation et l’antiquité des Incas, successeurs clos Aymaras ; à Fernand Portez la civilisation des Aztèques, fondateurs de Mexico, et Montézuma, leur roi héroïque trahi par la fortune et grandi par l’adversité ? Qu’importaient les ruines accumulées, l’incendie dévorant des œuvres d’art et des souvenirs, nettoyant et balayant le sol sur lequel l’Espagne va s’établir, qu’elle va coloniser, peupler, exploiter jusqu’au jour où elle le perdra, où un vent de colère et de tempête soufflant d’une extrémité à l’autre de son immense empire lui ravira sa conquête et, de ses royales provinces, dépendances de la couronne, fera des républiques indépendantes.

Bien différent du sort de l’Asie fut celui de l’Amérique. L’Atlantique était trop large pour que, d’Europe, on pût entendre les cris des victimes. L’Angleterre a pu pressurer l’Inde anglaise, lui faire suer son or ; mais Warren Hastings lui-même a reculé devant l’effroyable hécatombe, et, l’eût-il voulue, ses soldats s’y lussent refusés. Pour quelques centaines de millions qu’il vola, l’Inde entière faillit se soulever, et force fut à ceux-là mêmes qu’il soudoyait à Londres, pour ne rien voir et ne rien entendre, de le rappeler, de le destituer et de le mettre en jugement. Il acheta ses juges comme il achetait ses surveillans, il fit mine de rendre gorge et garda son butin ; mais, lui parti, l’Inde respira.

L’Indien d’Amérique n’en eut pas le temps. Il mourut stoïquement, inhabile à se défendre. Sur son sol fumant, sur ses cités en ruines, une autre race s’établit. A son sombre et intolérant génie il faut un continent où elle règne seule, où rien n’éveille ses fanatiques fureurs, où les rares survivans embrassent sa foi et courbent la tête ; à ce prix elle les tolérera comme esclaves.

Esclaves, ils le furent et le restèrent longtemps ; et comme le travail servile répugne aux mains de leurs maîtres, faites pour manier l’épée et porter la croix, de hardis navigateurs iront sur toutes les mers recruter des travailleurs pour les colonies naissantes. Il en faut pour la catholique Espagne et la protestante Angleterre ; pour Cuba, la perle des Antilles ; pour Porto-Rico, qui en absorbe 200,000 ; pour le Pérou, où 800,000 Indiens travaillent, courbés sous le fouet ; pour toute l’Amérique centrale, où le nègre