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cru, mais à dessein. Voilà bien la brillante et bruyante Séville, et la foule espagnole se ruant aux arènes. Voilà bien l’ivresse universelle d’un jour comme celui-là, ivresse de chaleur, de soleil et de ciel bleu. Songez à la qualité de ce plaisir : une course de taureaux, et vous y trouverez exactement assortie la qualité de cette musique. La fanfare des cuivres est belle par la carrure seule, par l’aplomb de son rythme, inflexible et continu. Chaque groupe traverse la place, salué par le peuple en joie ; des accompagnemens lourds marquent le passage des picadores bardés de fer, et quand viennent les banderilleros, des traits s’échappent en fusées étincelantes comme les broderies d’or, légères comme les capes de soie. Escamillo paraît enfin, vêtu de pourpre, héros de la fête sanglante, et le refrain du toréador s’échappe de toutes les poitrines, sonore à faire crouler les murs de l’amphithéâtre. Mais Escamilio, plus soucieux qu’à son ordinaire, sourit à peine ; sa phrase galante : Si tu m’aimes, Carmen, est presque recueillie ; il sent qu’un rideau seulement le sépare d’une mort toujours possible.

Malgré l’insistance de ses compagnes, malgré certain petit motif d’orchestre qui revient plusieurs fois, comme un avertissement et une menace, Carmen demeure. Elle a aperçu José qui la guette ; elle marche droit à lui et l’interpelle. Alors s’engage une des scènes les plus saisissantes du théâtre lyrique contemporain, l’une des plus belles et des plus vraies à la fois. Un pareil dénoûment pour couronner une œuvre pareille, c’était plus que la promesse, c’était le témoignage actuel et glorieux qu’un grand musicien et qu’un grand homme de théâtre était parmi nous.

Ce duo, terrible crescendo du sentiment et de sonorité, part d’un rien, de quelques mots froidement échangés. Pas un muscle du visage de Carmen ne bouge ; elle semble parler à un autre que José et d’une autre qu’elle-même. Mais José peu à peu s’anime. Carmen, il est temps encore, dit-il, insistant sur chaque note de la phrase frémissante tout bas, mais déjà frémissante. L’impatience gagne Carmen et la même phrase revient, plus irritée cette fois, avec une péroraison plus chaleureuse. Après la brutale déclaration de Carmen : Non, je ne t’aime plus, immédiatement après, la note ripostant à la note, comme dans un duel pied à pied, un transport d’indignation saisit tout l’orchestre ; une clameur de reproche monte vers l’impudente fille, et, dans une admirable effusion, José jette tout à ses pieds : son amour, les débris de son honneur et le désespoir longuement amassé dans son âme. Carmen n’écoute même pas ; le bruissement de son éventail froissé dans ses doigts nerveux accompagne seul la déchirante prière. Mais, au milieu de ce duo, dans la solitude de la place déserte, voici que les trompettes