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sauvage que jamais. Carmen a séparé les deux combattans, elle a arrêté le bras de celui qu’elle a aimé une heure hier, ce bras levé sur celui qu’elle aimera demain. Escamillo la remercie et s’éloigne, non sans avoir pris de son rival un congé insolent. Le refrain du torero revient encore, mais sinon transformé, du moins modifié par des variantes de mouvement, d’harmonie et d’instrumentation. Au lieu d’éclater avec la franchise un peu vulgaire d’autrefois, la phrase gronde à l’orchestre, plus sourde, très liée, grosse de rancune et de haine.

Micaëla non plus ne chante pas comme jadis ; si elle répète à José la touchante mélodie du premier acte, elle l’achève par un appel déclinant que la timide enfant n’avait pas trouvé jusqu’ici.

Quant à Carmen, elle parle à peine ; mais de quel ton dit-elle à José : Va-t’en, va-t’en, tu feras bien, notre métier ne te vaut rien ! Je l’entends encore, cette courte phrase, tomber note par note, dédaigneuse, insolente, avec un demi-sourire, des lèvres de Mme Galli-Marié, qui tournait autour de Micaëla, tout en toisant la frêle messagère d’un long regard de pitié.

José se redresse alors, et, saisissant à plein corps la cynique créature, il lui jette, il lui crache au visage sa colère et sa malédiction. Si brève que soit l’apostrophe, elle termine l’acte avec une puissance que ne saurait dépasser le plus développé des ensembles. Un pareil cri suffit pour tout faire craindre de ce forcené d’amour et de jalousie. Et voici que de la coulisse, du sentier qui tourne la montagne, arrive encore le refrain du torero. Il s’éloigne, il s’éteint, et, rien qu’à l’entendre, rien qu’à voir sur le front de Carmen passer un éclair de plaisir, on se sent plier devant la loi mystérieuse et terrible du caprice féminin. L’amour de José, cet amour qui supplie et qui pleure, est bien mort maintenant. Place au nouvel amour, à celui qui s’en va là-bas, fier et chantant !

« Quand un tempérament passionné, violent, brutal même ; quand un Verdi dote l’art d’une œuvre vivante et forte, pétrie d’or, de boue, de fiel et de sang, n’allons pas lui dire froidement : Mais, cher monsieur, cela manque de goût, cela n’est pas distingué. Distingué ! Est-ce que Michel-Ange, Homère, Dante, Shakspeare, Beethoven, Cervantes et Rabelais sont distingués ? Nous faut-il donc du génie accommodé à la poudre de riz et ai la pâte d’amandes douces ? Demandons plutôt à nos zouaves de monter à l’assaut en cravate : blanche et en culottes de soie. » — Bizet, quand il parlait, ou plutôt quand il écrivait ainsi, semblait répondre d’avance à l’injuste reproche de vulgarité qu’on a fait à plusieurs passages de Carmen, notamment au début du quatrième acte : le défilé de la cuadrilla entrant dans le cirque. Le tableau musical est un peu