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dont l’idée va, vient, fait mille tours comme une eau rapide où l’on sèmerait de légers obstacles pour qu’elle chante plus fort et coure plus vite. Laissons aussi les couplets d’Escamillo, hardis et crânes au début, vulgaires au tournant du refrain, mais d’une vulgarité que nous avons déjà tâché de justifier par l’allure et les poses du personnage. Avec le duo, nous entrons dans le plus beau domaine de la musique, celui des âmes. Il ne s’agit plus ici de couleur locale, de habaneras et de séguedilles ; comme dit le héros de Corneille, il y va de bien plus.

Dans ce duo, les deux caractères se posent et s’opposent nettement : José, l’être simple, faible, saisi corps et âme par un amour diabolique pour lequel il a déjà manqué à la discipline, pour lequel on sent qu’il manquera à l’honneur ; Carmen à peine plus tendre qu’au premier acte, sans un instant de détente ou d’abandon. Sa danse seule est lascive, son chant est dur et sec, à ce point qu’il s’adapte de lui-même au rythme imperturbable des clairons sonnant la retraite.

José lui apportait pourtant une âme qui déborde d’amour. Avec quelle humilité il répond à la première bourrade de Carmen : C’est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi ! Carmen refusant de l’entendre, il lui saisit le poignet, tandis que la phrase démoniaque rugit à l’orchestre. Mais loin de menacer, de frapper peut-être, il s’agenouille. Toute sa colère tombe sous un regard, et de ses lèvres, de ses pauvres lèvres d’enfant du peuple, d’adolescent ébloui par cette fille, monte une admirable supplique d’amour.

Qui ne se rappelle la prière de Faust à Marguerite : Laisse-moi contempler ton visage ! Elle se développait libre et sereine, et dans la nuit claire elle montait jusqu’aux étoiles. Ici, nous sommes dans un bouge ; à terre gisent encore les éclats d’une assiette que Carmen a brisée pour s’en faire des castagnettes ; à peine si les officiers et le torero sont sortis ; les officiers, pour lesquels Carmen tout à l’heure prenait ses poses les plus impudiques ; le torero, auquel elle a lancé une œillade déjà pleine de promesses ; la fumée des cigarettes flotte encore au plafond, et dans cette atmosphère épaisse il semble d’abord que la phrase de José va étouffer. Mais il tire de sa veste la fleurette flétrie, qui a si longtemps reposé sur la toile grossière de sa chemise de soldat, et aussitôt, la musique se dégage, l’air se purifie, et la chambre infâme s’emplit d’amour. Quelle poésie, quelle piété le pauvre garçon met dans cette bonne fortune de barrière ! Quel chant respectueux et plaintif à la fois, mais autrement troublé que la phrase de Faust ! José raconte à Carmen tous les rêves de sa captivité ; chaque phrase traduit un mouvement de son cœur, un désir de ses sens : regrets, remords, blasphèmes jetés à ce fatal amour, scrupules et