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qu’il y a des profondeurs où seule la musique peut descendre ; pour elle soûle, il n’est rien d’ineffable ; elle seule pouvait réfléchir la transparence et la sérénité de ces deux âmes apaisées.

À tant d’émotions et de souffrances, il fallait que la nature aussi parût s’intéresser. Bizet a fait les choses elles-mêmes mélodieuses et compatissantes ; il a fait la terre et le ciel de Provence sensibles à la tristesse de leurs enfans. Le chœur chanté derrière la scène encore vide au début du second acte est une merveille. Le théâtre représente les bords du Valcarès, et de l’étang qui, frissonne, des roseaux qui murmurent au vent, de l’horizon désert, s’exhale une plainte mystérieuse, comme si la campagne profitait de la solitude et du silence pour gémir et soupirer. C’est un jour d’été, flamboyant de soleil ; mais on sait de quelle morne splendeur rayonnent quelquefois les midis accublans. Aussi bien, à cette terre maudite, et qui sera bientôt ensanglantée, chaque heure apporte sa tristesse. Voici ! e crépuscule, les bergers rappellent leurs bêtes. Avec quelques cris seulement, traînés d’échos en échos, Bizet esquisse un admirable paysage ; le musicien dispose en grand peintre de la lumière et de l’ombre, et le soir descend à sa voix.

Et la nuit, de quelles angoisses il la remplit, de quelles terreurs pour les mères ! Pendant que Rose Mamaï fait sentinelle à la porte de son enfant, quels refrains lui arrivent du dehors, dans le silence de la veillée ?


Sur un char
Doré de toutes parts,
On voit trois rois graves comme des anges ;
Sur un char,
Doré de toutes parts,
Trois rois debout parmi les étendards.


C’est encore la marche des rois, non plus alerte et fière, telle qu’elle retentissait au début de l’ouvrage, mais funèbre, mais sinistre, telles que reviennent les chansons de leur enfance et de leur village à l’oreille des pauvres désespérés qui veulent et qui vont mourir. Le refrain provençal sert ainsi, au début et à la fin, de décor à la partition. Il l’encadre et lui donne l’unité-pittoresque, comme les deux motifs de l’Innocent et de Fréderi lui donnent l’unité dramatique.


V

Dramatique et pittoresque, voilà en deux mots la définition et l’éloge de Carmen, le dernier chef-d’œuvre de Bizet, le plus varié, le plus populaire, celui par lequel il faut finir. Cette fois encore, Bizet fut