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pour son propre compte et pour sa propre joie, une partition dont la partition actuelle ne représente guère que la moitié. Il a fallu sacrifier beaucoup de musique, et deux morceaux de Carmen, notamment le prélude du troisième acte et le chœur : Quant au douanier, c’est notre affaire, sont des épaves de l’Arlésienne primitive.

Bizet prévoyait bien que le public n’écouterait guère ses entr’actes et ses mélodrames plus que des trémolos de l’Ambigu ; mais l’événement dépassa ses prévisions. L’Arlésienne fut donnée quinze fois au mois d’octobre, devant des salles à moitié vides ; chaque entr’acte se jouait au milieu des bruits variés qui constituent le bruit général d’un théâtre : spectateurs qui rentrent et se réinstallent, jeunes gens qui bavardent, vieux messieurs qui toussent, dames qui renversent à plaisir leurs odieux petits bancs. Et puis qui donc pouvait se douter que ce pauvre orchestre, réuni à la diable, exécutait un chef-d’œuvre ? En vérité, c’est prendre le public en traître que de lui servir des Arlésienne et des Carmen sans lui faire une annonce, sans lui demander son admiration, comme on lui demande parfois son indulgence.

L’Arlésienne n’obtint pas même son attention. La pièce fut très vivement critiquée. Apparemment, ce n’était pas non plus du théâtre, ce drame rustique, en pleine nature, tout baigné du soleil du Midi, tout parfumé des senteurs de Provence ; ce n’était pas du théâtre, dans ce pays de lumière et de joie, cette catastrophe si simple et si horrible, ces êtres primitifs, malheureux et touchans, cette rage d’amour déchaînée dans le cœur d’un enfant trop faible pour en guérir, et qui en meurt ; cette agonie’ morale et ce suicide physique d’un fils que sa mère finit, par voir se briser la tête sur le pavé, ce n’était pas du théâtre ! Qu’était-ce donc ? — L’Arlésienne, a-t-on dit encore, excède les bornes de l’émotion esthétique ; l’horreur du dénoûment est trop forte pour les nerfs. Mais depuis quand les grands hommes eux-mêmes, d’Eschyle à Shakspeare, ont-ils l’habitude de ménager les nerfs de la foule ? Va-t-on au théâtre uniquement pour rire ou ne verser que de douces larmes ? La douleur n’est-elle pas souveraine de l’art comme de la vie, et que sont les plus beaux chefs-d’œuvre du génie, sinon des chefs-d’œuvre de souffrance et de pitié ?

Chef-d’œuvre pour chef-d’œuvre, peut-être préférerons-nous encore l’Arlésienne à Carmen ; peut-être cette partition si substantielle, merveilleusement expressive et forte, dans sa concision et sa sobriété, fait-elle encore plus d’honneur que l’autre au musicien et à l’homme de théâtre. Rien d’aussi court et d’aussi puissant n’avoit paru dans ce genre depuis l’Egmont de Beethoven. On est bien venu vraiment à goûter cette musique sans ce drame, à