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les deux ouvrages auxquels elles appartiennent. Quelle était donc cette bien-aimée que voulait éveiller, « dans son palais d’or et d’azur, » la voix du pêcheur Nadir ? Était-ce Leila, la vierge long voilée ? Oui, sans doute ; mais ce n’était pas elle seulement ; ce n’était pas seulement pour elle que le jeune homme chantait des paroles étranges sur une étrange mélodie. Il chantait et il aimait aussi cette belle nuit marine dont la jeune fille était la reine et la déesse ; il aimait les étoiles du ciel et les vagues de l’Océan, et sa sérénade, unique peut-être entre toutes les sérénades, devenait l’hymne ide cet universel et mystérieux amour. Le je ne sais quoi, ce mot dont on abuse, est trop souvent, hélas ! le dernier mot de l’esthétique, il est la subtile essence de la chanson de Nadir ; il en fait l’indéfinissable beauté.

Avec la sérénade de Smith dans la Jolie Fille de Perth, nous sommes dans le réel et dans le concret ; moins dans la poésie, mais plus dans la vérité, dans la passion et dans la souffrance. Au premier acte des Pêcheurs de perles, c’étaient surtout les choses qui chantaient ; ici, ce sont les âmes, et la seconde œuvre de Bizet contient plus d’humanité que la première. Qu’elle est mélancolique, la chanson du fiancé de Catherine ! Elle a deux couplets, qui ne se ressemblent ni par leur rythme, ni par leur mélodie, mais seulement par leur tristesse. La chanson de Nadir, sans être joyeuse, était autrement lumineuse et sereine. Celle-ci implore et n’espère pas. Aussi personne ne paraît à la fenêtre ; l’heure sonne comme le glas dans la brume de la nuit d’Angleterre, et le pauvre amoureux s’éloigne à pas lents.

Quel flot d’amertume monta alors au cœur du jeune maître ? D’où vient que pour un personnage secondaire, presque insignifiant, il écrivit, après cette page mélancolique, une page profondément douloureuse, la plus belle de la partition ? « Je crois, disait-il, avoir bien établi mes types. Le Ralph est bien venu ; il deviendra important au second acte. « Il est devenu si important, qu’il a tout tiré à lui et que sa scène d’ivresse est bien près de tuer le reste de l’ouvrage.

Qu’est-ce que ce Ralph ? le rival d’Henri Smith et le rirai dédaigné, qui boit pour s’étourdir et noyer son amour. Jamais peut-être une scène d’ivresse n’avait encore été traitée avec autant de naturel et de vérité. Bizet s’est bien gardé de faire chanter à Ralph une banale chanson bachique, comme celle qu’il avait mise quelques instans auparavant sur les lèvres de son duc de Rothsay, vrai prince d’opéra comique, celui-là. Ce n’est pas à la coupe d’or, c’est à la bouteille que le pauvre ouvrier demande l’oubli ; il boit, non pas en joyeux compagnon, mais en désespéré, presque en furieux, et ses rires déchirans se fondent en sanglots. Oh ! la tragique ivresse !