Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune compositeur. « L’artiste n’a pas de nom, pas de nationalité ; il est inspiré ou il ne l’est pas ! il a du génie, du talent ou il n’en a pas ; s’il en a, il faut l’adopter, l’acclamer ; s’il n’en a pas, il faut le respecter, le plaindre… et l’oublier. » Et plus loin, Bizet se défend de toute complaisance et de toute malveillance confraternelle. « Je n’ai pas de camarades, je n’ai que des amis. » Il n’en aurait pas eu longtemps, s’il avait continué d’écrire. Il ne suffit pas aux artistes sans talent qu’on les respecte, qu’on les plaigne… et qu’on les oublie.

Toute cette correspondance témoigne d’une maturité et d’une salubrité de jugement rares dans la jeunesse et surtout dans la jeunesse actuelle. En trouverait-on beaucoup aujourd’hui, des gamins de vingt, ans, à peine échappés du Conservatoire, qui admirent Guillaume Tell et qui s’en vantent ?

Bizet se défiait de l’habileté, de la facilité : « L’habileté dans l’art, écrivait-il (12 janvier 1859), est presque indispensable ; mais elle ne cesse d’être dangereuse qu’au moment où l’homme et l’artiste sont faits. Je ne veux rien faire de chic ; je veux avoir des idées avant de commencer un morceau… »


« 19 mai 1859.

« Tu attribues à la faiblesse des libretti la suite d’insuccès dont sont victimes les meilleurs auteurs depuis quelques années. C’est possible, mais il y a une autre raison ; c’est qu’aucun de ces auteurs n’a un talent complet. Aux uns, il manque l’élévation, le style, la conception large ; à d’autres, la triture musicale et l’esprit ; aux plus forts il manque le seul moyen que le compositeur ait de se faire comprendre au public d’aujourd’hui : le motif, que l’on appelle à grand tort l’idée. On peut être un grand artiste sans avoir le motif, et alors il faut renoncer à l’argent et au succès populaire ; mais on peut être aussi un homme supérieur et posséder ce don précieux, témoin Rossini. Rossini est le plus grand de tous, parce qu’il a, comme Mozart, toutes les qualités : l’élévation, le style, et enfin le motif. »

Sans très bien comprendre la différence, insuffisamment expliquée, du motif et de l’idée, ne retrouve-t-on pas encore ici le besoin, l’amour de la clarté, de la netteté, de cette forme définie et pour ainsi dire plastique, qui caractérise les œuvres de Bizet ?

A la sagesse de l’esprit, à la rectitude du jugement, le jeune homme unissait la tendresse et la chaleur du cœur, u Je voudrais, écrivait-il un jour, que ma chance s’étendît jusqu’aux miens ; sans cela elle me sera inutile et ne me rendra heureux que bien imparfaitement (2 mars 1860). » Et ailleurs (5 septembre 1860.) « Je