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dans son genre, je le dis tout bas, approcha du génie) ; ils en passent, les perfides, et des meilleurs. Ils savent pourtant que nous avons en musique plus que de l’esprit, et que par leur naissance ou par leur libre choix, par l’acceptation et la recherche même de notre esthétique, par la création de plus d’un chef-d’œuvre chez nous et pour nous, de très grands maîtres nous appartiennent, qui, s’ils vivaient encore, se réclameraient de nous. Que vient-on parler toujours de légèreté, de frivolité, de chansonnettes et de flonflons à la patrie de Richard Cœur-de-Lion, du Déserteur, de Joseph, de la Dame blanche, du Pré-aux-Clercs, de la Juive, de Faust, de l’Arlésienne et de Carmen ? Les voilà, nos sérieuses et glorieuses traditions, celles que Bizet a continuées. Ouvrez toutes les partitions que nous venons d’énumérer, et vous y trouverez, nuancé par les maîtres divers et les époques successives, mais immuable dans son essence, le génie français dont Bizet a été jusqu’ici le dernier dépositaire. Vous y trouverez la clarté, la concision et la précision, la simplicité et la sobriété, sans parler de la grâce et même de la grandeur, le goût et la mesure, enfin toutes les qualités qui sont nôtres, et dont il est moins patriotique et moins sensé de faire fi que de faire usage.

Mais Bizet, s’il est de son temps et de son pays, n’est pas seulement de l’un et de l’autre ; il les dépasse tous deux. Un grand peintre, un grand musicien doit être à la fois universel et éternel, et prolonger à l’infini dans l’espace et dans la durée le rayonnement de sa couleur ou l’écho de ses mélodies. On n’enferme ni Mozart dans l’Allemagne du siècle passé, ni Rossini dans l’Italie du nôtre. Le Requiem et Guillaume Tell n’ont pas plus d’âge que de patrie. Toutes proportions gardées, comme elles doivent l’être, Bizet posséda pour sa part, part naturellement très humble au regard des maîtres que nous venons de citer, cette portée générale et lointaine Bizet a presque toujours élargi son sujet, et parlant d’une âme, parlé à toutes les âmes. Il savait, avec une simple mélodie, avec quelques harmonies, parfois avec un ou deux accords évoquer en nous tout un monde, éveiller tout un chœur de souvenirs, de regrets, de désirs ou d’espérances, et nous ouvrir des horizons qui ne se referment plus. Allemand, Français, Italien, si vous écoutez et comprenez la plainte de José ou de Frédéri, quand une larme perle sous votre paupière, le soldat de Navarre ou le paysan de Provence pourrait vous dire : ce n’est pas sur moi que vous pleurez, mais sur vous-même, et ces retours personnels, ces reconnaissances de soi ne sont pas les preuves les moins certaines du génie véritable.

Nous avons déjà signalé une différence entre Wagner et Bizet, et montré par la seule comparaison de leurs poèmes que l’un, s’il a