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tous comme cela, là-bas, et il se sentait séparé d’eux par plusieurs couches de civilisation, lui qui n’avait jamais pu apprendre à ôter son chapeau pour saluer. Un homme de sa sorte ne pouvait pas reprendre cette existence de brutes.

Il raisonna Sarah, qui n’écouta rien. Elle avait hérité du caractère impérieux de sa mère, et Maimon se sentait comme une herbe devant elle. Il fallut céder, divorcer, et toute cette aventure coûta cher aux amis de l’époux.

Cependant, Maimon approchait du port. La fortune lui vint par la philosophie, comme l’amour, et il l’accueillit d’un visage moins maussade. Un certain noble silésien, le comte Kalkreuth, avait été subjugué d’admiration par ses écrits. Il voulut connaître l’auteur. Il le vit, le sentit, et ne lui on offrit pas moins un asile dans sa propre maison. Maimon accepta et s’en fut continuer avec les laquais de son noble ami sa lutte héroïque contre les balais et les plumeaux. Sa chambre était véritablement et à proprement parler un chenil, car il y enfermait avec lui toute sorte d’animaux, qui vivaient de même dans la sainte liberté de la nature. Le comte Kalkreuth s’arrangea de tout, supporta tout, et garda son philosophe jusqu’à son dernier soupir. Maimon passa chez lui plusieurs années heureuses, à l’abri du besoin.

Au mois de novembre de l’année 1800, il tomba malade dans un château appartenant au comte. Le pasteur protestant de la ville voisine vint le visiter et se mit à lui parler de l’autre monde, plus par curiosité, d’après ses propres aveux, que par tout autre sentiment. Maimon affichait depuis longtemps des idées très peu religieuses, et le pasteur voulait Voir s’il « tiendrait bon » devant la mort. Au début, il tint bon. — « Quand je serai mort, répondait-il, je serai fini. » Le bon pasteur se piqua au jeu. Il s’attendrit, devint éloquent et fit briller devant les yeux du mourant un monde futur où il rencontrerait des gens très distingués. — « voyons, disait-il, est-ce que vous n’auriez pas envie de vous trouver avec Mendelssohn, pour qui vous aviez tant de considération ? »

Maimon l’écoutait-il ? Quoi qu’il en soit, le moribond s’écria tout à coup : — « Ah ! quel imbécile j’ai été ! le plus imbécile de tous les imbéciles ! « Il expira le jour suivant, 22 novembre.

Tel fut le jugement de ce vigoureux esprit sur lui-même, au moment suprême de l’examen final. Il reste à se demander si Maimon, lorsqu’il proclamait ainsi la faillite de son existence, songeait au bilan matériel ou moral. La réponse n’est guère douteuse. Depuis bien longtemps, les considérations morales n’existaient pour lui que subordonnées aux autres ; c’était la leçon que lui avaient enseignée ses expériences de juif polonais, et il ne s’en cachait pas,