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IV

Il avait brillamment conquis le titre de rabbin à l’âge de dix ans. Les offres de mariage affluèrent aussitôt, et Josué appliqua toute son attention à tirer le plus grand nombre possible de florins de sa poule aux œufs d’or. Salomon valait cher. Il joignait à sa science extraordinaire un esprit vif et gai. Le caractère laissait à désirer ; Salomon était impatient, violent, il avait la main leste. Mais on n’y regardait pas de si près en Lithuanie, et il passait pour être d’un naturel très agréable ; c’est lui qui nous le dit, et nous le croyons sur sa parole. Il promettait de plus d’avoir le cœur aussi précoce que l’intelligence ; il était déjà amoureux d’une fillette du voisinage nommée Pessel.

Il se trouva que le père de cette jeune fille, gros fermier en bonne situation, fut le premier qui fit des ouvertures à Josué. « Il lança une meute à mes trousses, dit l’Autobiographie ; il était absolument déterminé à m’avoir pour gendre. » La poursuite fut accompagnée d’offres éblouissantes, qui assuraient l’avenir de toute la famille et dont il est grand dommage, par parenthèse, que Maimon ait négligé de nous donner les chiffres. Quoi qu’il en soit, c’était une grande victoire, justifiant toutes les espérances que Josué avait mises en ce fils chéri. Il y avait bien une ombre au tableau, mais si légère ! Le riche fermier n’entendait pas du tout donner Salomon à sa fille Pessel ; il le réservait à Rachel, sa cadette, qui avait une jambe tortue. Qu’est-ce que cela faisait ? « Ma femme aurait eu une jambe tortue, mais j’aurais vécu dans l’aisance, libre de tout souci, et je me serais livré sans obstacle à mos études. » Par malheur, le bon Josué manquait de jugement ; il refusa Rachel « avec mépris » et ne retrouva jamais une pareille occasion.

Il arriva peu après que la renommée du petit Salomon tourna la tête d’un juif savant et riche, qui habitait à plus de cent verstes de là, et qu’on n’avait jamais vu. Cet homme possédait une fille unique. Il écrivit à Josué pour le prier de lui céder son fils et ajouta qu’il le laissait libre de fixer lui-même les conditions du marché : « Mon père répondit à sa lettre dans un style élevé, composé de versets de la Bible et de passages du Talmud, et exprima brièvement ses conditions au moyen d’un verset du Cantique des Cantiques : « O Salomon ! Que les mille pièces d’argent soient à toi, et qu’il y en ait deux cents pour les gardes de son fruit. » L’affaire conclue par correspondance, Josué s’en fut recevoir son argent, mais il était dévoré de regrets d’avoir demandé si peu, et il cherchait les moyens d’arrondir la somme « par stratagème, » sans