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génie et d’éloquence qui faisaient le prix de ces jeunes gens sur les champs de foire. On exerçait les élèves « à disputer éternellement sur le Talmud, sans fin et sans but, » et la palme était au plus ergoteur, au plus fécond en argumens spécieux, au plus intarissable en raisonnemens creux et en arguties. Un bon talmudiste n’était jamais à, court, trouvait un sens à ce qui n’en avait point et découvrait en toutes choses le fin du fin. Il n’y avait pas de sujet de controverse trop extravagant pour lui. La subtilité de son esprit n’avait d’égale que son étroitesse. Que serait-il devenu s’il avait appris quelque chose en dehors du Talmud ? Se représente-t-on les ravages de l’instruction dans ces cerveaux fermés, dressés à argumenter, réfuter, rétorquer, sans tenir compte d’aucune objection, ni d’aucun fait ou d’aucune idée en dehors de ce que contient le Talmud ? Ils auraient été perdus. Les anciens disaient avec raison : Timeo hominem unius libri. L’ignorance de ces jeunes rabbins les rendait invincibles dans la discussion. Que répondre à un adversaire qui remplace les raisons par des citations du Talmud ?

Au sortir de l’école, le cercle dans lequel leur esprit avait été emprisonné demeurait rivé à jamais. Ils devaient s’abstenir d’études profanes, ne pas apprendre d’autre langue que l’hébreu, fuir avec horreur les sciences, filles de l’impiété. Malheur à l’imprudent qui se laissait tenter par de vaines curiosités ! Ses confrères le dénonçaient à la communauté comme un mauvais serviteur de Dieu, un esprit infesté d’ivraie, et chacun mettait sa religion à lui rendre l’existence intolérable. Le Talmud était un maître exigeant ; il fallait se donner à lui tout entier, et pour toujours.

Le petit Salomon Maimon avait environ huit ans lors de son entrée à l’école talmudique d’Ivenez. Son intelligence et sa précocité l’y firent promptement remarquer, et telle fut la rapidité de ses progrès, qu’il parcourut les trois degrés en quelques mois. A neuf ans, il disputait sur le Talmud avec une telle supériorité, qu’il réduisait son père au silence en un instant. Il avait réponse à tout, soit qu’il s’agît de savoir « combien de poils blancs une vache rousse peut avoir sons cesser d’être une vache rousse ; » soit que l’on discutât « la purification qui convient à telle ou telle espèce de gale ; s’il est permis de tuer un peu ou une puce le jour du sabbat[1] ; s’il faut tuer les animaux du côté du cou ou de la queue ; si le grand-prêtre doit mettre sa chemise avant sa culotte ; si le frère d’un homme mort sans enfans, étant requis par la loi d’épouser sa veuve, en est dispensé au cas où il tombe d’un toit dans la

  1. Il était permis de tuer le pou, mais c’était un grand péché de tuer la puce.