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la princesse nous allumera notre poêle. » — « Il est impossible, continue l’Autobiographie, de concevoir ce que j’éprouvai à cette parole. D’un côté, je croyais mon père, et j’étais enchanté à l’idée de ce bonheur qui nous attendait, mais je plaignais la pauvre princesse d’être condamnée à des travaux aussi vils. De l’autre côté, il ne pouvait m’entrer dans la tête que cette belle riche princesse, avec ses superbes habits, ferait jamais du feu pour un pauvre juif. » Plus c’était difficile à croire, moins il l’oublia.

L’orgueil était assurément ridicule dans la situation de Josué. Je ne sais s’il n’était pas encore plus héroïque que ridicule. En tout cas, c’était un trésor. Il a suffi que cet orgueil hors de saison sommeillât dans un coin de leur âme pour que les Israélites ne perdissent point la faculté de se redresser dès l’heure où le joug pèserait moins lourdement sur leurs épaules. Avec quelle instantanéité et quelle vigueur ils rebondissent, dans tous les pays, sitôt que tombent les lois d’exception, notre siècle en a été Le témoin tantôt charmé, tantôt hostile, toujours étonné.

Josué ne manquait pas d’expliquer aussi à ses enfans comment il était arrivé que le peuple de Dieu fût réduit à un état misérable. La question est embarrassante pour ceux des israélites qui ne croient pas à la vie future, c’est-à-dire, selon M. Renan, pour « tous les juifs éclairés. » S’il n’y a pas un autre monde pour réparer les iniquités de celui-ci, à quoi pense le Seigneur de souffrir que ses élus gémissent pendant des siècles dans la pauvreté et sous l’oppression ? — Mais nous avons vu que Josué n’était pas assez éclairé pour nier l’immortalité de l’âme et qu’il avait même une idée très nette de l’autre monde, de sorte qu’il conciliait sans peine la dure réalité avec les promesses éblouissantes des livres saints. Il ne s’agissait, selon lui, que de savoir interpréter, avec l’aide du Talmud, l’histoire de Jacob et d’Ésaü : « Jacob et Ésaü, disait-il, se sont partagé toutes les bénédictions du monde. Ésaü choisit les bénédictions de cette vie, Jacob, au contraire, celles de la vie future. Puisque nous descendons de Jacob, il nous faut renoncer aux bénédictions temporelles. » La première fois que le petit Salomon entendit exposer cette doctrine, il ne put contenir son indignation et s’écria : « Jacob n’aurait pas dû faire l’imbécile. Il aurait dû choisir les bénédictions de ce monde ! » « Malheureusement, poursuit-il, je reçus pour réponse un soufflet accompagné de ces mots : a Misérable impie ! » Je ne fus pas convaincu, mais cela me fit taire. »

Six à sept ans se passèrent ainsi. Le grand-père Joseph avait amassé, malgré tout, des bénédictions temporelles. On avait eu beau le voler et le pressurer, le génie commercial de la race avait triomphé de tous les obstacles et il était devenu un homme riche ; en comparaison, s’entend. Ses trois filles avaient été bien dotées