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des stratagèmes. » Les petits frères de Salomon lui reprirent une fois par stratagème tous les boutons de sa culotte, que Salomon leur avait extorqués un peu auparavant d’une façon déloyale. Salomon se plaignit, mais son père lui répliqua en souriant : « Puisque tu es si crédule et que tu te laisses mettre dedans, tant pis pour toi ; tâche d’être plus malin une autre fois. » C’est ainsi qu’on apprenait la science de la vie à la jeunesse, chez le grand-père Joseph, et l’on ne saurait en faire un crime à ces malheureux. Les lois et les mœurs ne leur laissaient point le choix ; il fallait périr ou s’étudier à la duplicité.

Bien leur en prenait d’appartenir à la nation incorrigible par excellence. Il est curieux d’observer dans les mémoires de Maimon à quel point les défauts des temps prospères peuvent devenir utiles dans l’adversité. Ils protègent alors l’âme contre les défauts plus dissolvans qu’engendre la servitude. Ces juifs polonais, dont nous venons de voir la dégradation profonde, conservaient néanmoins leur antique orgueil de peuple élu de Dieu. Il se trouvait toujours parmi eux des hommes que les démentis infligés par les circonstances n’ébranlaient point dans leur foi à l’immense supériorité, devant Dieu, du juif battu sur le chrétien battant, et qui enseignaient aux enfans à mépriser le maître tout en rampant devant lui. La leçon se gravait d’autant plus profondément dans les esprits, qu’elle contrastait plus violemment avec la réalité. Elle avait l’air d’une révélation d’en haut. Salomon fut bouleversé la première fois que son père lui découvrit qu’il devait mépriser le prince Radzivil et sa famille. Voici à quelle occasion il apprit cette chose si importante.

La fille du prince était venue en chassant à Sukoviborg. Elle entra avec toute sa cour dans l’auberge du grand-père Joseph. Ce fut une apparition radieuse pour le petit Salomon. Il buvait des yeux, de derrière le poêle, ces dames si belles, dont les robes étincelaient d’or et d’argent. Le dernier des petits catholiques a vu dans son église une très belle dame, la vierge Marie, dont la longue robe blanche, le front couronné d’or et les mains délicates lui ont donné la notion d’un type féminin supérieur. Lorsqu’il entend parler de reines et de princesses, il se les représente ressemblant à la douce figure qui tient l’Enfant Jésus. Un petit juif de Sukoviborg n’avait aucune idée de ce que pouvaient être les dames qui vivaient là-bas, dans le grand château, et Salomon demeurait bouche bée devant ces créatures merveilleuses. Il ne parvenait pas à en rassasier ses regards.

Son père le surprit au moment où l’admiration lui arrachait un cri : « Que c’est beau ! » Josué le rabbin se pencha aussitôt à l’oreille de son fils et lui dit : « Petit imbécile, dans l’autre monde,