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les enfans qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé. Si le monde a d’autres fins que les nôtres, les individus étant nécessaires à la perpétuation des espèces, le monde ne peut se passer de nous. Il faut donc qu’il s’approprie en quelque mesure à nos besoins ou que nous puissions nous adapter à ses lois, et l’adaptation au milieu produit sinon le bonheur, du moins une facilité de vivre accompagnée d’un sentiment d’aise et de bien-être.

La philosophie morale la plus conforme à l’esprit de ce temps ressemble beaucoup à celle d’Épicure, et Épicure, lui aussi, n’était ni optimiste ni pessimiste. Le Louvre possède un buste admirable de ce sage, qui fit toujours la guerre aux folles terreurs comme aux vaines espérances. Jamais figure ne réunit tant d’élégance à tant de sévérité ; c’est bien l’homme qui recommandait à ses disciples de donner de la grâce à leurs tristesses comme à leurs joies, de mêler un peu d’ascétisme à leurs bonheurs comme à leurs malheurs. Pour l’épicurien, le monde est un étranger, mais il ne le traite pas en ennemi. Il sait que les choses n’ont pas été faites pour lui plaire, mais il estime qu’entre elles et lui il y a des convenances accidentelles, et sans se donner, il se prête. Les plantes ne fleurissent pas pour m’être agréables ; elles ne m’en plaisent pas moins, et si je leur donne à boire quand elles ont soif, mon plaisir s’en accroît. Ce n’est pas pour moi que tout reverdit au printemps, et le printemps me met le cœur au large. Ce n’est pas pour moi que chantent les rossignols ; quelle que soit leur idée, elle me paraît bonne, et leur musique sert d’accompagnement naturel à une fête que je me donne à moi-même.

Épicure n’enseignait pas l’art d’être heureux, il enseignait l’art de se consoler, et l’art de se consoler est une science austère : le fond de la consolation est le renoncement, l’acquiescement à la destinée, la négation de ma propre volonté, volontairement immolée à une loi qui n’est pas la mienne. Comme l’auteur de l’Imitation, Épicure disait que nous devons apprendre à nous briser en beaucoup de choses. Mais ce grand consolateur enseignait aussi l’art de jouir. Il pensait que l’univers n’étant pas destiné à servir à nos plaisirs, nous ne devons pas attendre qu’il nous les offre, qu’il faut les prendre, en y mettant du nôtre et en les accommodant au goût de la sagesse, qui condamne les excès et ne craint rien tant qu’un repentir. Tout bonheur est du bien volé, et c’est un genre Je vol que les fakirs de la mélancolie ont tort de décourager. Nos courtes félicités ont l’exquise saveur du fruit défendu ; nous éprouvons en nous en repaissant une joie de larron qui s’applaudit de son industrie et nargue le gendarme. Mais le gendarme ne nous en veut pas et ne se fâche point : il sait bien qu’il aura le dernier mot.


G. VALBERT.