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dans le monde un principe de déformation des existences, quelque chose qui ne doit pas être et qui ne peut pas ne pas être.

Saint Augustin, Calvin, Pascal nous enseignent que Dieu a créé le monde, non pour nous, mais pour lui : Deux omnia propter semetipsum condidit. Bien qu’il soit amour, il est plus grand que notre cœur, et en vertu de sa sainteté il ne peut aimer dans son œuvre que lui-même et ce qui lui ressemble. Le péché ayant souillé la terre, il n’appelle à la vie l’immense majorité de ses créatures que pour le glorifier par leur malheur. C’est là le décret terrible, decretum horribile. Que si sa grâce a choisi quelques âmes qui le glorifieront par leur éternel bonheur, les raisons de son choix nous seront à jamais cachées, car le Dieu de Calvin comme celui de Pascal est un Dieu qui se cache. Pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Nous n’avons pas de comptes à lui demander. Nous croyons découvrir dans notre destinée comme un mystère d’iniquité ; c’est le mystère de la justice divine, devant lequel nous ne pouvons que nous incliner, nous taire et adorer.

De son côté, la philosophie a décidé que dans le nombre infini des êtres qui vivent et qui meurent, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, que les uns sortent vainqueurs de l’inégal combat pour l’existence, que les autres succombent misérablement, sans avoir commis d’autre crime que celui d’être faibles, infirmes, mal armés, qu’au surplus l’univers, dont la justice n’est pas la nôtre, est profondément indifférent à nos plaisirs et à nos disgrâces, à nos plaintes et à nos hosannas. qu’il n’a pas été fait pour nous, que la destinée qui le gouverne n’a d’autre soin que celui de conserver et de perfectionner les espèces, que les individus ne sont que les instrumens de ses desseins, et qu’ils en sont souvent les dupes et les victimes. Dans un système comme dans l’autre. Il y a un decretum horribile, et qu’on l’appelle Dieu ou la nature, la grâce ou le destin, le principe du monde en use comme sa hautesse qui, lorsqu’elle envoie un vaisseau en Égypte, ne s’embarrasse pas si les souris qui sont à fond de cale sont à leur aise ou non.

La science n’est pas obligée de nous prêcher des vérités réjouissantes. Quand elle nous apprend que notre cœur bat trente millions de fois en un an et que s’il s’arrête une fois, c’en est fait de nous, ou que la matière grise de nos circonvolutions cérébrales contient près de 600 millions de cellules, que chaque cellule se compose de plusieurs milliers de molécules visibles et chaque molécule de quelques millions d’atomes, elle nous donne en même temps une prodigieuse idée et de la complication de notre machine et de sa fragilité. Mais elle ne se propose pas non plus de nous inquiéter ou de nous chagriner. Elle n’admet point que la vie soit un mal, puisque la vie sert à quelque chose. Elle fortifie notre raison, et la raison, c’est le calme. Elle nous engage à ne pas croire facilement aux mauvaises intentions, à ne pas faire comme