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d’une araignée mangeant sa mouche, d’un renard étranglant sa poule pour nous convaincre que, bonne ou mauvaise, la grande tragi-comédie qu’on appelle la vie humaine ne ressemble guère à la pièce que nous racontent ces chrétiens optimistes, persuadés que l’auteur leur a expliqué son scénario.

Sir John Lubbeck raconte qu’un des représentans les plus éminens de la théologie optimiste, le doyen Stanley, ennemi résolu des dogmes tristes, ayant exposé un jour ses principes à lord Beaconsfield, le grand homme d’état lui répondit : « Ah ! Monsieur le doyen, tout cela est très bien, mais prenez-y garde : point de dogmes, point de doyens ! No dogms, no deans ! » Sir John Lubbeck remarque à ce propos, fort justement qu’il eût été regrettable qu’un homme du mérite de M. Stanley n’eût pas été doyen ; mais cela ne prouve pas que les doyens optimistes représentent le vrai christianisme. Comme M. Stanley, M. Lubbeck déclare la guerre aux dogmes tristes, il les tient pour de grands obstacles à notre bonheur, pour un poison qui corrompt notre sang. Ce disciple de Darwin peut-il nier cependant qu’il n’y ait de secrètes harmonies entre ces dogmes qu’ils condamnent les conclusions de la science moderne ? Les paroles ne sont pas les mêmes, les musiques se ressemblent, et les évolutionnistes qui ont une religion, quand ils chantent leurs offices, entonnent à leur façon un Dies iræ.

La philosophie est tenue d’expliquer l’étrange disproportion qu’elle constate entre notre façon de concevoir les choses et leur réalité, entre l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et ce que nous sommes, outre notre pensée et notre être. Elle nous enseigne que l’absolu ne se réalisant que dans l’infini de l’espace et du temps, dans l’ensemble des existences, les individus ne sont que des exemplaires tronqués, incomplets, quelquefois grossiers du type qu’ils représentent. Il y a plus : les forces multiples, dont le concours est nécessaire à la conservation comme à la création de l’univers, rentrent souvent en concurrence ; elles se combattent, elles se heurtent, elles entreprennent sur leurs droits respectifs, et de ces conflits résultent des accidens perturbateurs, causes de désordre, d’usure et de souffrance. Les astres eux-mêmes n’éprouvent-ils pas des dérangemens dans les orbes qu’ils décrivent autour de leurs centres d’attraction ? C’est la part du hasard, tout ce qui est rencontre des résistances, et d’univers est ainsi constitué que, si parfaites que soient ses lois, l’exécution en est toujours imparfaite. L’orthodoxie catholique et protestante explique ce désordre ou ce déchet par le péché originel, théorie profonde dans sa naïveté, dont Schopenhauer disait qu’elle de réconciliait avec l’Ancien Testament, notre destinée ne ressemblant à rien tant, selon lui, « qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable. Si différens que soient les points de départ, philosophes et théologiens s’accordent à reconnaître qu’il y a