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et beaucoup de gens ne s’en font pas faute : ce fort est indulgent aux forts et aux habiles, il n’est impitoyable que pour les ingénus et les ignorans. Hélas ! il n’est que trop vrai, les péchés d’ignorance sont ceux que la destinée : punit avec le plus de rigueur, et, c’est là précisément ce qui condamne l’optimisme.

On lit dans un conte italien, du XVe siècle qu’un pauvre homme de Faenza, à qui un riche voisin avait enlevé lopin après lopin toute sa terre jusqu’à un cerisier qu’il aimait, en devint quasi fou de douleur. Il s’en alla d’église en église et fit sonner, toutes les cloches. On sortait des maisons on se demandait » : « Que se passe-t-il ? qui donc est mort ? » Et lui courait à travers les rues, en criant : « La ragione è morta ! Per l’anima della regione ch’è morta. la justice est morte ; priez pour l’âme de la justice qui est morte ! » Si on sonnait les cloches à chaque injustice qui se commet ici-bas, elles seraient toujours en branle et il n’y aurait pas assez de sonneurs pour s’atteler aux cordes. M. Huxley a raison : nous n’avons pas demandé à jouer, on nous y contraint, et nous jouons contre quelqu’un qui est inexorable.

Je m’étonne que sir John Lubbeck, naturaliste distingué, évolutionniste convaincu, initié à tous les secrets de la science nouvelle, en ait si peu la philosophie. Dans les chapitres de son livre où il touche aux questions métaphysiques, il parle avec trop de faveur de certaines doctrines fades, douceâtres, et de certains théologiens, qui, détestant les amers, ont ajouté tant de mélasse, à la religion de la croix qu’on n’en reconnaît plus le goût. Désireux de nous réconcilier avec notre sort, ils nous représentent l’auteur de l’univers comme un excellent maître d’école, d’humour, donc, indulgente, débonnaire, dont la seule préoccupation est de nous rendre à la fois très heureux et très savans. L’école est belle, les pupitres sont commodes, les bancs sont rembourrés, et il y a un beau préau, pour jouer ; mais il faut se conduire décemment, ne rien déranger, ne rien gâter, ne rien salir et savoir quelquefois, regarder sans toucher. Le maître, qui aime tendrement ses élèves, ne les gâte point. Il leur commande de travailler, mais, il ne leur impose que des devoirs proportionnés à leurs forces. Il les soumet quelquefois à des épreuves, pour les fortifier, mais en ayant bien soin de mesurer le vent aux brebis tondues. Infiniment juste, il tient entre elles, la balance, égale, n’en favorise aucune aux dépens des autres. Il donne aux plus méritantes des bons points, encourage leurs efforts, récompensa leurs vertus. Celles qui se conduisent mal, il les menace de corrections terribles, il leur montre la verge ; mais au moment de frapper ; il leur fait grâce, et, quand le jour sera venu, elles seront admises comme les autres, dans un préau où il est permis de regarder et de toucher, et elles auront, elles aussi, leur part de la fête éternelle. Il suffit d’ouvrir nos yeux, de les promener autour de nous pour nous assurer que les choses ne se passent pas ainsi, et c’est assez