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anglais, baissant la voix, nous dit à l’oreille : « Tâchez d’être riches ; la richesse, croyez-moi, aide beaucoup au bonheur. »

Ce n’est pas qu’il méprise ceux qui n’ont rien, ni qu’il les expulse du divin royaume. Il entend que son livre apporte de la joie à tout le monde, car il tient que le bonheur est un devoir et que ce devoir est universel. Aussi se donne-t-il beaucoup de mal pour réconcilier les pauvres avec leur sort, en leur représentant que, sans s’en douter, ils sont de très grands propriétaires, que voir, c’est avoir, et que leurs yeux ont un droit d’usufruit sur des espaces immenses de terre et de mer. Ne possèdent-ils pas le ciel avec toutes ses étoiles, l’océan avec toutes ses vagues, les grèves avec tous leurs sables, où ils peuvent étudier mieux qu’ailleurs quelques-unes des grandes lois de la nature ? Ce n’est pas là toute leur fortune. Les biens communaux, les rues, les routes, les sentiers, les canaux, tout cela est à eux, et ce qu’il y a d’admirable dans leur affaire, c’est que ces heureux mortels ont la jouissance de leurs immenses propriétés en laissant à d’autres les frais d’entretien. Ils ont le profit, ils n’ont pas les charges. Il est certain qu’en se promenant au Louvre ou dans la forêt de Fontainebleau, un pauvre, qui a l’esprit bien fait, peut se croire très riche, et qu’il sent tout le prix de la propriété collective, qui est à tout le monde, sans être à personne. Mais s’il a le visage hâve et le ventre creux, si n’ayant pas mangé ce matin, il n’est pas bien sûr de manger ce soir, si c’est une bête qui cherche sa pâture, ce grand et fortuné propriétaire vous traitera de mauvais plaisant, et votre aimable éloquence ne lui persuadera jamais que voir, c’est avoir. Cédez-lui votre home et vos champs, il est prêt à se charger des frais d’entretien ; en retour il vous abandonnera généreusement le ciel et ses étoiles, l’océan, ses vagues et ses grèves, avec pleine licence d’y étudier les lois de la nature.

Ce qui gâte le charmant livre de sir John Lubbock, c’est qu’il ne lui a pas suffi de prêcher les ennuyés et de combattre le pessimisme ; il s’est fait l’avocat trop complaisant de l’optimisme, client compromettant, bien difficile à défendre. Passe encore s’il s’était contenté de dire que tout est pour le mieux ; mais comme Pangloss, il affirme quelquefois que tout est bien et, pour sauver sa thèse, il se voit obligé de soutenir que nous ne sommes jamais malheureux que par notre faute, que nous méritons toujours nos récompenses et nos peines.

Accordons-lui, s’il le veut, contre toute évidence, qu’il n’est point de malheurs absolument immérités ni de bonheurs qui scandalisent notre raison. Mais peut-il nier que des fautes légères n’attirent quelquefois sur la tête d’un coupable innocent de funestes catastrophes ? Ce n’est que dans le monde de la mécanique que règne la parfaite justice ; c’est là seulement que les effets sont rigoureusement proportionnés aux causes, et nous savons d’avance qu’une quantité fixe de mouvement