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cèderions pas volontiers notre place. Ajoutez enfin l’esprit de curiosité, le désir de comprendre, le prix que nous attachons à la plus mince de nos découvertes. « Ceux qui croient, disait encore Pascal, que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse nous en garantit. » Le pessimiste le plus morose n’éprouve-t-il pas quelque satisfaction à découvrir un argument nouveau pour démontrer à lui-même et à l’univers son malheur ?

Le pessimisme a eu ses saints. De grandes âmes, profondément touchées de nos misères, n’ont plus connu d’autre passion que la pitié, et cette pitié, qui était une miséricorde active, cherchait partout des infortunes à soulager, des ulcères à guérir. Ces saints n’étaient pas des pessimistes sans mélange et achevés, puisqu’ils pensaient que les maux des hommes ne sont pas incurables, et bien qu’ils ne cherchassent que l’effort et la peine, ils ont trouvé la joie, récompense secrète de toutes les souffrances volontaires. Rien n’est plus rare qu’un optimiste ou qu’un pessimiste absolument conséquent. Les uns considèrent la vie comme une pièce bien faite, bien composée, mais trop souvent gâtée par de très fâcheux détails ; les autres estiment que la pièce est détestable, mais ils conviennent qu’elle est souvent sauvée par des détails exquis, et les détails leur font quelquefois oublier la pièce. « Que d’affaires ! s’écrie Argun, en se laissant tomber épuisé dans son fauteuil. Que d’affaires ! je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie ! » C’est le cri du genre humain : condamné à vivre, il a tant d’affaires sur les bras qu’il lui reste peu de temps pour penser à son mal.

Le seul pessimisme tout à fait conséquent dans la pratique est moins le fruit naturel de telle ou telle doctrine, qui a passé dans le sang, que le résultat fatal d’un tempérament malheureux. Les faux jeunes malades sont insupportables ; mais jeunes ou vieux, les vrais malades sont toujours intéressans. Il y a des hommes qui ont perdu la faculté d’oublier, de se distraire, d’aimer, de croire, d’espérer et de rire. Ce ne sont pas des disciples, ce sont des victimes. Ils ont tout vu, et ils ne se soucient pas de revoir ; ils ont tout épuisé, et ils sont vides. Ils ne tâchent plus de comprendre. De quoi seraient-ils curieux ? Et à quoi bon chercher ? Il n’y a rien à trouver. Leur maladie est cette indifférence qui engendre les dégoûts mortels. Ils disent avec l’Ecclésiaste qu’une génération s’en va, qu’une autre vient, et que la terre subsiste toujours dans son éternel ennui, que le soleil se lève, que le soleil se couche, que le vent tourne au midi, tourne au nord et refait sans se lasser le chemin qu’il avait fait, que ce qui a été sera, que ce qui est arrivé arrivera, qu’ils ont appliqué leur cœur à connaître la sagesse et qu’ils ont connu la sottise et la folie, que celui qui augmente sa science