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maux étant infiniment supérieure à celle des biens, l’existence est un malheur, que mieux vaut ne pas être, et que nous ressemblons à des oiseaux prisonniers qui chantent non de plaisir, mais de rage. « Nous séjournons ici-bas un jour ou deux, a dit un poète d’Orient ; tout ce que nous y récoltons n’est qu’angoisse et souffrance, et, sans avoir pu résoudre une seule des énigmes que nous propose la vie, nous nous en allons, harassés et la tête basse. » — « Nous sommes, disait un autre poète, les voix du vent qui chemine sans cesse et soupire après le repos sans le trouver jamais. Hélas ! tel est le vent et telle est la destinée des mortels, un gémissement, un soupir, un sanglot, un orage, une guerre. » Toutefois, on aura beau démontrer au commun des hommes que la vie est un malheur, ils continueront de vivre comme s’ils n’en croyaient rien, tant est forte cette manie d’être qui nous possède, et d’ailleurs le temps que nous avons à passer ici-bas est si peu de chose en comparaison des siècles écoulés, pendant lesquels nous n’étions pas, et des siècles à venir, pendant lesquels nous ne serons plus, que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

Si l’inquiétude de leur humeur, la complication de leurs désirs rend les êtres pensans impropres au parfait bonheur, ils sont en revanche admirablement organisés pour s’en passer, et ils trouvent en eux d’étonnantes ressources contre la souffrance. Attentifs à ce qui leur plait, ils oublient facilement tout le reste, et ils sont capables de s’oublier eux-mêmes, ce qui est le principe de leurs actions les plus nobles et les plus indignes. Si nombreux et si lourds que soient leurs soucis, ils leur échappent, ils les trompent, ils se procurent des diversions sur leur inquiétude, soit par le travail, qui est la meilleure des fièvres, soit par les plaisirs si divers que verse libéralement à leurs sens abusés la décevante, mais bienfaisante Maya. « D’où vient, disait Pascal, que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. »

Les êtres pensans ont le don de croire, d’espérer, et on peut appliquer à l’espérance ce qu’un grand romancier disait du génie : quelques mécomptes que lui infligent les bizarreries du sort et si éloignée qu’elle puisse être de ce qu’elle cherche, elle retourne toujours à son infini, comme les tortues, où qu’elles soient, prennent le chemin de leur cher océan. Ajoutez que si les fourmis méritent à beaucoup d’égards de nous servir d’exemple, elles n’ont jamais su et ne sauront jamais plaisanter ; que, grâce à cette faculté de rire que nous possédons seuls, les douloureuses contradictions dont la vie abonde nous deviennent une source de plaisir : les choses nous apparaissent comme un spectacle, comme une grande comédie où nous ne