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mesure sur cet habit ? Ce n’est pas précisément une redingote qu’ils se taillent.

On croira sans peine que la circulation est difficile à cet endroit. Ils sont toujours curieux de lui, les petits-fils de la grand’mère qui l’avait vu. Et il en vient, il en vient ! Un aimant attire la foule dans le palais de la guerre : nulle part ses flots ne s’engouffrent aussi épais. Au premier étage tout l’amuse ou l’intéresse ; elle stationne, loquace et satisfaite, devant le camp où sont groupés des mannequins de tout uniforme et de tout grade, devant les drapeaux, les tableaux, les grognards de Charlet, les armes des soldats illustres ; elle admire la cuirasse de Waterloo, avec son grand trou de boulet par où sortit quelque âme inconnue, et la casquette du père Bugeaud, lamentablement piquée des vers. — Suivons cette foule, tandis qu’elle redescend au rez-de-chaussée, au matériel de la guerre actuelle. L’air des visages change subitement ; silencieuse, recueillie devant ces choses redoutables et inintelligibles, la procession défile lentement autour des engins nouveaux et de leurs appendices compliqués ; elle défile sans s’arrêter, comme si elle accomplissait un rite, comme si les femmes de ces braves cultivateurs, très nombreux en ce moment à l’Exposition, venaient consacrer aux Molochs de bronze les enfans qu’elles traînent à leur suite. Sur les physionomies reparait une nuance d’expression qu’on leur voit parfois à la galerie des machines, la stupeur provoquée par la toute-puissance de forces diaboliques.

Et il semble, en effet, que nous rentrions dans un quartier de la galerie des machines. Tous les caractères généraux que nous observions naguère dans les nouveaux engins de production, nous les retrouvons dans les nouveaux engins de destruction : la complication savante, l’absence de tout ornement sur la nudité du métal, l’énergie irrésistible facilement dirigée par le calcul, l’effort collectif substitué à l’effort individuel. Pour compléter l’analogie, l’industrie de la mort forme aujourd’hui une branche de commerce florissante et toute semblable aux autres. Depuis Louis XI jusqu’à 1870, l’État s’était réservé le monopole de la fabrication des armes de guerre ; après nos désastres, des besoins urgens le contraignirent de s’adresser à l’industrie privée ; la loi de 1885 acheva d’émanciper cette dernière. Nos grandes usines métallurgiques vendent maintenant la force destructrice à qui en veut, elles se sont outillées pour lutter sur tous les marchés du monde avec les Krupp et les Armstrong. Les Forges et chantiers, les maisons Hotchkiss, Bariquand, d’autres encore, exposent leurs dernières inventions. C’est un véritable magasin d’horlogerie de précision, et sur chacune de ces horloges on pourrait graver la devise du cadran d’Urrugne : Vulnenmt omnes… Voici des canons-revolvers à