Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/675

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’avoir commis l’injustice la plus révoltante, en retenant l’innocence pendant trente-trois ans dans les fers. »

Pour donner carrière à l’incroyable activité de son cerveau, il compose à Bicêtre de nouveaux projets, mémoires, et relations de ses malheurs. Il envoie au marquis de Conflans un projet de presse hydraulique, « hommage d’un gentilhomme infortuné qui a vieilli dans les fers ; » il fait porter des mémoires par les porte-clés à toutes les personnes qui pouvaient s’intéresser à lui. La première qui le prit en compassion est un prêtre, l’abbé Légal, de la paroisse de Saint-Roch, vicaire de Bicêtre. Il vint le voir, le consoler, lui donner des soins et de l’argent. Le cardinal de Rohan lui témoigna également beaucoup d’intérêt, il lui envoya des secours par son secrétaire. Nous arrivons enfin à Mme Legros. Cette merveilleuse histoire est connue, nous la conterons brièvement. Un porte-clés ivre perd l’un des mémoires de Latude au coin d’une borne de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois ; une femme, une petite mercière, le ramasse, elle l’ouvre, son cœur se serre à la lecture de ces souffrances horribles décrites en traits de feu. Elle fait partager son émotion à son mari ; comme le petit ménage n’a pas d’enfans, tous ses soins vont tendre à la délivrance de l’infortuné, et Mme Legros se consacre à la tâche entreprise avec une ardeur, un courage, un dévoûment infatigables. « Grand spectacle, s’écrie Michelet, de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s’en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui ! » En bien des maisons elle trouve bon accueil, le président de Gourgues, le président de Lamoignon, le cardinal de Rohan, l’aident de leur influence. Sartines lui-même fait des démarches en faveur du malheureux. Deux avocats du parlement de Paris, Lacroix et Comeyras, se dévouent à la cause. Des copies sont tirées des mémoires du prisonnier, elles se répandent dans tous les salons, elles pénètrent jusque dans le cabinet de la reine. Tous les cœurs s’émeuvent aux accens de cette voix déchirante.

Le marquis de villette, devenu célèbre par l’hospitalité qu’il donna à Voltaire mourant, se prend de passion pour l’infortuné ; il envoie son intendant à Bicêtre offrir à Latude une pension de 600 livres, à la seule condition que le prisonnier lui laissera l’honneur de le délivrer. Latude reçut cette singulière proposition comme il le devait. « Voilà deux ans qu’une pauvre femme se dévoue à ma délivrance, je serais un ingrat en ne laissant pas mon sort entre ses mains. » Il savait que cette pension ne lui échapperait pas, et ce n’est pas pour 600 livres qu’il aurait consenti à laisser dépouiller son histoire du caractère romanesque et intéressant qu’elle prenait de plus en plus.