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nos deux amis améliorent leur caractère et leur conduite. On n’entendait plus de bruit dans leur chambre, et quand on leur venait parler, ils répondaient poliment. En revanche, ils étaient d’allure plus bizarre encore que par le passé. Allègre se promenait dans sa chambre, à moitié nu, pour ménager ses hardes, disait-il, et adressait lettres sur lettres à son frère et au lieutenant de police pour qu’on lui envoyât des nippes, des chemises surtout et des mouchoirs. Danry de même. « Ce prisonnier, mande Chevalier au lieutenant de police, demande du linge ; je ne vous écrirai pas, parce qu’il a sept chemises très bonnes, dont quatre neuves ; cet article le met aux champs. » Mais pourquoi refuser à un prisonnier de lui passer ses fantaisies ? Et le commissaire de la Bastille fit confectionner deux douzaines de chemises de prix, — chacune revint à vingt francs, plus de quarante francs de notre monnaie, — et des mouchoirs de la batiste la plus fine.

Si la lingère du château avait fait attention, elle aurait remarqué que les serviettes et draps qui entraient dans la chambre des deux compagnons en sortaient raccourcis dans tous les sens. Nos amis s’étaient mis en rapport avec leurs voisins de prison, qui demeuraient en dessous et au-dessus d’eux, mendiant des ficelles et du fil, donnant du tabac en échange. Ils étaient parvenus à desceller les barres de fer qui empêchaient de grimper dans la cheminée ; la nuit, ils montaient jusque sur les plates-formes, d’où ils conversaient, par les cheminées, avec les prisonniers des autres tours. L’un de ces malheureux se croyait prophète de Dieu ; il entendit la nuit ce bruit de voix tombant sur le foyer éteint ; il parla du prodige aux officiers qui le crurent encore plus fou qu’auparavant. Sur la terrasse, Allègre et Danry trouvèrent les outils que des maçons et herbiers employés au château y laissaient le soir. Ils se procurèrent ainsi un maillet, une tarière, deux espèces de moufles et des morceaux de fer pris aux affûts des canons. Ils cachaient le tout dans le tambour existant entre le plancher de leur chambre et le plafond de la chambre inférieure.

Allègre et Danry se sauvèrent de la Bastille dans la nuit du 25 au 26 février 1756. Ils grimpèrent par la cheminée jusque sur la plate-forme des tours et descendirent par leur fameuse échelle de corde attachée à l’affût d’un canon. Une muraille séparait le fossé de la Bastille de celui de l’Arsenal. Ils parvinrent, à l’aide d’une barre de fer, à en détacher une grosse pierre, et s’échappèrent par la baie ainsi pratiquée. L’échelle de corde était une œuvre de longue patience et de grande habileté. Plus tard, Allègre devint-fou. Alors Danry tira à lui tout le mérite de cette entreprise que son ami avait conçue et dirigée.

Au moment de partir, Allègre avait écrit sur un chiffon de papier,