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Être impersonnel s’il en fut. Tracez sur la mappemonde deux lignes parallèles entre le vingtième et le soixantième degré de latitude nord, et vous observerez, tout d’abord, que, dans cette zone étroite, vous aurez enfermé toutes les nations qui, jusqu’à ce jour, ont joué un rôle important dans l’histoire de l’humanité ; puis qu’à mesure que vous progressez vers l’est, la personnalité humaine va décroissant. Elle atteint, de nos jours, son maximum d’intensité dans la grande république des États-Unis ; plus pondérée et mieux équilibrée en Europe, elle faiblit dans le Levant, diminue encore en Perse et aux Indes, subsiste à peine en Chine et semble disparaître dans le Japon. L’impersonnalité est la marque distinctive de l’habitant de l’Empire du soleil levant.

Les produits de son art, comme sa pensée, comme son langage écrit ou parlé, reflètent cette étonnante impersonnalité. Lisez ou écoutez, et ce qui vous frappera tout d’abord, c’est l’absence de pronoms ; le moi n’existe pas plus que le vous ou le lui, et c’est par le contexte de la phrase que vous comprendrez s’il est question de lui, de vous ou d’un autre. Vous devinerez qu’il parle de sa maison, de sa famille ou de ce qui lui appartient par les termes dédaigneux dont il fera usage : de vous et de ce qui est à vous par l’emphase complimenteuse des qualificatifs : d’un tiers, présent ou absent, par la formule méprisante, simple ou exaltée, suivant son rang, dont il le désignera. Le « père imbécile, » le « fils bon à rien, » le « marchand incapable, » c’est lui, en tant que père, fils ou commerçant ; « le père vénérable, le fils désirable, l’homme intègre, » c’est vous à qui il s’adresse, de même que « ce personnage auguste, cet être honorable, ou ce rebut de l’humanité bon à mettre au coin, » c’est autrui.

Examinez maintenant les merveilleux produits que le Japon étale à nos yeux, interrogez les voyageurs, ils vous diront, les uns et les autres, que l’art est universel au Japon, que le Japonais, d’instinct, embellit ce qu’il touche, insouciant de la personnalité matérielle ou morale à rendre, préoccupé avant tout et surtout de la forme gracieuse, indifférent à ce que voile cette forme. Ce n’est pas que la raison des choses lui échappe, il ne la cherche pas, n’y applique pas son intelligence et n’a cure de pénétrer au-delà de la surface. L’art est pour lui la langue universelle, entendue de tous, mais une langue impersonnelle ne s’adressant ni à un initié ni à un érudit, ne transmettant à personne en particulier une sensation individuelle, personnelle à l’artiste. Il contemple plus qu’il n’observe, et la Muse dont il s’inspire ne revêt pas, comme la Muse antique, les traits d’un être humain, d’une femme, mais l’aspect essentiellement impersonnel de la nature.