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taoïstes ou bouddhistes, ils vivent paisiblement les uns auprès des autres, indifférens aux controverses théologiques, déclinant poliment, comme Confucius, leur apôtre, toute discussion sur un monde futur.

Dans les statues et les images de leurs divinités, aucun idéal ne se révèle. Sous ces pagodes découpées à jour, incrustées de nacre, d’un travail fantastique, l’idole joufflue, repue, accroupie, étale son large ventre et ses riches draperies. Dans sa pose béate, dans ses yeux clignotans et bridés, dans sa bouche largement entr’ouverte, rien que l’animal satisfait qui digère dans une somnolente tranquillité. Les chimères et les monstres aux yeux saillans, aux gueules sanguinolentes, aux griffes recourbées se déroulent ou se dressent en tortueux replis, conceptions monstrueuses d’un art dont les traditions se perdent dans un obscur lointain et qui n’a conservé des grandes époques de son passé que la beauté du coloris et le minutieux fini du travail.

C’est surtout dans leurs merveilleux écrans que ces qualités se révèlent. Tout un monde de fleurs et d’oiseaux s’épanouit et flotte dans un indescriptible pêle-mêle de couleurs. Les paons, les ibis, les hérons se détachent en relief, brodés sur un fond blanc satiné. Un cadre en bois de noyer découpé en feuilles, fleurs, fruits, animaux de toute sorte, argentés ou dorés, entoure le tissu aérien dont il rehausse le coloris. C’est aussi dans ces potiches merveilleuses qui défient le temps, dans ces terres cuites qui, plus durables que l’or et le fer, que le bronze et le marbre, ont transmis jusqu’à nous l’art étrusque et égyptien, que l’art chinois brille d’un incomparable éclat. Art symbolique par excellence, exprimant sous des formes multiples un sens abstrait ; art libre, affranchi de toute convention, ne s’immobilisant dans aucune formule ni dans aucun moule, laissant libre carrière à la fantaisie de l’artiste, donnant un corps au rêve, à la vision entrevue, au cauchemar subi. Dans ces potiches aux surfaces tournantes et fuyantes, l’artiste, préoccupé avant tout de l’harmonie de son œuvre, évite les saillies qui accrochent l’œil, les modelés en relief ; il s’en tient aux teintes plates et au dessin sommaire qui, se prêtant aux courbures, ne faussent pas les lois de l’optique. Son œil oblique embrasse un champ plus vaste et lui donne une plus nette appréciation de l’effet à obtenir et des proportions à observer.

Est-ce à cette vision particulière qu’est dû ce sentiment exquis des courbures et des rondeurs qu’il imprime à l’ivoire, au bois, aux métaux, au granit même ? Avec quelle habileté il découpe, taille et polit le jade aux arêtes aiguës, si résistant qu’il ne cède qu’à des outils d’une trempe exceptionnelle, avec quelle dextérité il met en