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bruissent comme un vent d’orage, encerclant l’Indien de hordes ailées, menaçantes et redoutables.

Sous ce ciel embrasé, dans ce fourmillement de la vie animale, péril incessant pour la sienne, il se meut avec lenteur, circonspect et prudent, réprimant tout geste d’impatience et de colère qui pourrait déchaîner sur lui des milliards d’insectes insaisissables ou d’irrésistibles adversaires. Patient et résigné, il incarne dans ses dieux et les menaces qu’il sent autour de lui et l’immobilité contemplative qu’elles lui imposent. Observez dans ce char en bois curieusement sculpté, peinturluré, aux tons criards, verts, rouges, jaunes, traîné par quatre chevaux fantastiques, supporté par de hideuses et grimaçantes cariatides, ce Bouddha engourdi dans son triple réduit ombreux qu’entourent de légères colonnettes et des bêtes accroupies. Sur cette face somnolente et béate, pas d’autre sentiment humain que celui du repos, de l’engourdissement de la volonté, de la torpeur intellectuelle. Le dieu digère et sommeille, idéal indien figé en idole.

L’Européen, lui, lutte et travaille. Les sacs de café, les monceaux de vanille, les bois précieux attestent son incessante activité. Etoffes brochées d’or, plateaux et sonnettes de cuivre jaune, aiguières de cuivre rouge brun, lourds bijoux d’argent, poteries et potiches offrent aux regards un ensemble brillant, miroitant, comme caressé par le lumineux soleil de l’Inde.


IV

Quelques pas plus loin, le Palais de la Cochinchine offre aux yeux son gigantesque fronton doré, colorié, fouillé et sculpté. C’est encore l’Asie, mais ce n’est plus l’Inde. Entre l’Inde des védas et la Chine que nous abordons, l’Himalaya, ceinture rocheuse du monde, demeure de Siva, dresse son éternelle barrière, son mur de montagnes dont les cimes altières, les plus hautes de l’univers, défient les efforts de l’homme. Dans les trois défilés qui serpentent entre ces masses énormes, l’air est empoisonné, mortel pour l’Indien comme pour le blanc. Derrière ce mur infranchissable, les hordes jaunes des fils du Céleste-Empire ont passé maintes fois sans que leurs retentissantes clameurs aient réveillé l’Inde assoupie. Par le Turkestan elles se déversaient, refoulant jusque sur l’Europe les peuples éperdus qui se pressaient, à les faire craquer sous leur puissant effort, sur les frontières de l’empire romain. De l’Inde védique ou de la Chine, laquelle voit le plus haut remonter ses annales ? Au seuil de l’histoire ces deux figures apparaissent,