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des choses les plus importantes avec une sûreté ! » Ne croyez-vous pas entendre la paraphrase des vers de Rivarol à Manette, cette Manette à qui il promit, si elle mourait, une lettre de recommandation pour la servante de Molière :


Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit
Et de l’esprit comme une rose.


Un jour dans le salon de Mmz Gabriel Delzssert, femme du préfet de police, on vint à parler d’André Chénier, et l’on se demanda quelle femme avait inspiré la Jeune captive. — Je vais satisfaire votre curiosité, dit le comte de Montrond ; c’est Aimée de Coigny, fille du comte de Coigny, frère cadet du duc de Coigny. — Mais comment êtes-vous si bien instruit ? .. — J’ai épousé la Jeune Captive, répondit-il à ses interlocuteurs étonnés. — Zilia, Nigretta, la Lune (Aimée de Coigny s’était donné ou avait reçu ces surnoms) épousa d’abord le duc de Fleury, avec lequel elle divorça pendant la Terreur, pour se marier avec Montrond, qu’elle connut à Saint-Lazare ; un nouveau divorce lui rendit une liberté dont elle usa et mésusa fort largement. « On ne peut pourtant pas les épouser tous. » aurait-elle répliqué, quelqu’un observant que le divorce rond l’adultère inutile. Son visage était enchanteur, écrit Mme Vigée-Lebrun, son regard brûlant, sa taille celle qu’on donne à Vénus, son esprit supérieur. Mais une âme romanesque, une imagination ardente, excentrique, l’exposaient à mille dangers auxquels elle s’empressa de succomber. Un soir, chez Mme de Guéménée, venant de faire sa cour, elle ôte devant cinquante personnes son bas de robe (une queue de plusieurs aunes), et la princesse l’ayant invitée en riant à se défaire aussi de son immense panier, elle relève le défi, reste pendant quatre heures « avec son grand corps et sa palatine, et en petit jupon court de basin, sur lequel ballottaient ses deux poches. » Voyant tout le monde s’occuper d’elle et rire de ses folies, Horace Walpole remarquait fort justement : « Elle est fort drôle ici, mais que fait-on de cela à la maison ? » Aimée de Coigny eut pour Biron un fort vif et assez long accès de tendresse, et elle lui écrivit d’aimables lettres, de Naples, par exemple, « où la lune est plus notre divinité qu’ailleurs… La mer semble être là exprès pour la réfléchir et l’adorer ; à peine veut-elle être agitée, et on voit bien seulement quand elle gémit, que c’est l’amour uniquement qui l’agite. » Quelques-unes de ces lettres indiquent que Biron ressentit quelque ennui d’une correspondance fort dangereuse avec cette enfant terrible, émigrée rentrée en France sans autorisation. « Tuons-nous pour qu’il n’en soit plus question, ou aimons-nous tendrement, sans objection, sans contrainte. » La contrainte devait