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de papier : « M. de Lauzun ordonne à Mme de Cambise de venir lui tenir compagnie à Versailles, où il est de garde, et où il s’ennuie à mourir. » A mon grand étonnement, elle arriva quatre heures après le départ de mon billet. On peut juger qu’après tant d’empressement, les arrangemens ne furent pas longs entre nous. » Lauzun confesse l’extravagance, mais vous sentez fort bien que cet enfant gâté du dieu malin use d’une précaution oratoire et s’étonne pour la forme, car les grandes impudiques de son temps en commettent bien d’autres. On voudrait croire que ses Mémoires sont dénaturés, comme l’affirma Talleyrand en 1818, comme d’aucuns le prétendent aujourd’hui : ces Mémoires, hélas ! sont bien adéquats à la personne, ils portent témoignage contre les travers d’une époque, et, parce qu’ils déplaisent, il serait trop commode de les récuser. D’ailleurs, ils n’ont pas un cachet de corruption, de perversité préméditée, comme ceux de Besenval, de Tilly, auquel le prince de Ligne[1] écrivait cependant, en l’engageant à les publier : « votre recueil est fait pour tous les temps, pour tous les pays, et n’a pas besoin d’indulgence. » Certes, le prince en montrait infiniment trop ; mais son jugement donne la mesure de ce qu’on pouvait écrire sans offusquer le goût des gens de cour les plus raffinés. Sous prétexte de tuer la calomnie, de justifier Marie-Antoinette des monstrueuses imputations dont on a noirci sa vie, Tilly lui attribue deux amans seulement : le duc de Coigny, le comte de Fersen. Là-dessus, il se rengorge, peu s’en faut qu’il s’imagine avoir terrassé l’imposture, et il ajoute cette phrase incroyable : « Il en coûte à mes principes et à mon cœur de rendre cette justice rigoureuse à des mânes offensés. Il était donc réservé à ce genre d’apologie de blesser malgré moi ce que je veux faire absoudre. » Une telle prétention se passe de tout commentaire. N’oublions pas cependant que les plus odieux pamphlets contre la reine partiront de ceux-là mêmes que leur rang, leur intérêt, devaient le mieux préserver de semblables excès.

Ce qui semble assez vraisemblable, c’est que, obéissant à la loi de notre nature, Lauzun se donne involontairement le beau rôle ; qu’habitué à plaire, il tire parfois des inductions graves de paroles qui n’ont pas la même portée dans la pensée de ceux qui les prononcent ; que, très modeste lorsqu’il raconte ses campagnes en Corse, au Sénégal, en Amérique, pendant la révolution, il devient présomptueux et talon rouge quand il s’agit de l’éternel féminin. « Croyez-vous, demandait un grand à Chamfort, que M. de Lauzun ait Mme de Stainville ? — Il n’en a pas même la prétention, répliqua

  1. Voir, dans la Revue du 1er avril, l’article sur le prince de Ligne et, dans les Causeurs de la révolution, la notice sur Tilly.