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mourir toute seule ! » Elles refusaient de la quitter, et, pour soulager sa misère, mettaient au mont-de-piété leurs robes, leurs bijoux. Se laissant oublier par ses anciens amis, la comtesse s’était retirée dans une petite chambre de blanchisseuse, au cinquième étage, dont la fenêtre donnait sur l’hôtel qui lui avait appartenu ; cette vue ravivait en son âme les mélancoliques souvenirs, les belles années de bonheur[1]. Elle avait voulu demeurer là, mourir là, comme le vieux marin, qui, libéré du service, vient terminer sa carrière dans un port, en face de la mer, de cette mer qui lui a pris tant d’amis, de parens, qui souvent a failli le prendre lui-même.


III

C’est le défaut de beaucoup de Mémoires qu’ils livrent au public non-seulement la confession de l’auteur, mais surtout celle des autres, que de tels ouvrages semblent des plaidoyers et des réquisitoires destinés à habiller parfois de fort vilaines actions ou à enlaidir les contemporains, selon les goûts, les haines ou les préjugés de l’écrivain. Certes, en racontant son odyssée anacréontique, Lauzun ne songea nullement à la postérité, puisqu’il composait son récit pour une femme (la marquise de Coigny, je pense, ou Aimée de Coigny) ; sans doute aussi, la liberté de langage était extrême à cette époque, et d’autres ouvrages, bien autrement inconvenans, faisaient les délices de cette fraction de la société française, où l’on trouvait tout naturel d’afficher sa maîtresse, de lui emprunter de l’argent. Rien cependant ne justifie une telle débauche d’indiscrétions, qui fait songer au mot cynique d’un grand seigneur du XVIIe siècle, avec lequel venait de s’embarquer une belle dame : « Je voudrais déjà être levé pour l’aller dire à tout le monde. » Et puis, il y perce une pointe de fatuité qu’on a peine à concevoir aujourd’hui. Un jour, par exemple, Mme de Boisgelin lui donne ce singulier conseil : « Faisons venir Mme de Cambise ; écrivez-lui un mot, j’ai beaucoup de raisons de croire qu’elle a envie de vous, et elle viendra. « Il n’y avait que l’excès de l’extravagance et de la fatuité qui pût excuser ce que je fis. J’écrivis sur un morceau

  1. Dans sa jeunesse elle jouait à merveille de la harpe, et elle avait beaucoup d’empire sur sa belle-mère, la désolant parfois par ses caprices, la désarmant ensuite par des mots délicats et profonds. Un jour qu’elle se moquait de son mari en sa présence : « Vous oubliez, interrompit celle-ci, que vous parlez de mon fils ! — Ah ! s’écrie la comtesse Amélie, je crois toujours qu’il n’est que votre gendre ! » Une autre fois on jouait au jeu à la mode, le jeu des bateaux, dans lequel la supposant prête à chavirer avec les deux personnes qu’elle devait aimer le mieux, sa mère et sa belle-mère, ne pouvant en sauver plus d’une, on lui demanda quel choix elle ferait : « Je sauverais ma mère, répondit-elle, et je me noierais avec ma belle-mère. » — Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. IV. — De Goncourt, la Femme au XVIIIe siècle.