Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/573

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oublier son amie : il résiste à leurs envoûtemens. Afin de se rapprocher, dans l’espoir d’être ambassadeur de France à Varsovie ou à Pétersbourg, il se met à lire une foule d’ouvrages sur les affaires de Pologne et de Russie, rédige des mémoires pour les ministres, essaie de négocier une alliance entre Catherine II et Louis XVI. Et comment finit cette belle passion ? Par la faute de la femme, cette fois encore. « Les lettres de la princesse devinrent plus courtes et moins fréquentes ; on me manda de Varsovie qu’elle était entièrement subjuguée par la palatine de Polosk et que M. Braniski (grand général de la couronne) passait sa vie chez elle : je lui en écrivis fortement ; mes représentations furent mal reçues. J’osai redemander mon enfant ; je ne pus l’obtenir. Nous nous brouillâmes et cessâmes de nous écrire. Une profonde tristesse m’accablait… » Comment, après une telle épreuve, ne l’aurait-on pas reçu par acclamation membre de l’Ordre de la Persévérance, établi par Mme de Genlis et Potocka, sur les ruines d’un ordre de Pologne ? Marie-Antoinette désira un instant faire partie de cet ordre dont les statuts, le costume, étaient charmans, les membres nombreux et triés sur le volet : sa société intime prit de l’ombrage, le tourna en ridicule, et elle n’y pensa plus.


II

Pendant la guerre d’Amérique, Lafayette et Lauzun avaient été logés chez un colon : par désœuvrement, par habitude, le duc adressait des complimens très tendres à l’une de ses filles, qui finit par lui dire : « vos discours me surprennent, car on m’assure que vous êtes marié en France. » — « Marié, oui, répondit-il, mais si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Demandez plutôt à Lafayette. » — Marié, oui, à peu près contre son gré, avec une femme parfaite, mais dont les manières froides et dédaigneuses le rebutèrent (la timidité joue fréquemment le personnage de la froideur), et qui ne lui avait apporté que cent cinquante mille livres de rentes. Elle eut beau croître sans cesse en grâces et en vertus, se parer de vie et de mouvement, jamais il ne revint de ses préventions. « Le mariage, chez les grands, observe Chamfort, n’est qu’une indécence convenue, » et vraiment il n’avait pas tout à fait tort. L’autorité paternelle s’exerce d’une leçon si despotique, que les enfans, mariés au couvent, avant de s’être connus, appréciés, en appellent trop souvent de l’hymen à l’amour. Jacques de Choiseul-Stainville, étant à l’armée, reçoit l’ordre de rentrer à Paris : six heures après son arrivée, on lui fait épouser Mlle de Clermont-Resnel. Mainte union se présente sous un aspect comique : ainsi