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fantaisie violente pour l’acteur Clairval[1] ; de tels goûts n’étaient pas rares alors, et l’on sait la réplique hautaine de Baron à la question d’une grande dame courroucée qu’il osât se présenter chez elle un jour de réception : « Ce que je viens chercher ici ? Mon bonnet de nuit ! » Cette fâcheuse affaire s’étant ébruitée, le roi donna l’ordre d’enfermer Mme de Stainville dans un couvent, et Lauzun se brouilla tout net avec son propre père et avec le duc de Choiseul, beau-frère de la comtesse, qui lui reprochaient amèrement d’avoir reçu les confidences de son amie. Très attristé des malheurs de celle-ci, il les raconte à lady Sarah et lit dans ses yeux la plus tendre compassion. Le même jour, en sortant d’un souper, elle lui remet un papier sur lequel elle avait écrit : I love you ! Lauzun alors ne savait pas un mot d’anglais : « Il me paraissait bien que cela devait signifier : je vous aime ; mais je le désirais trop vivement pour oser m’en flatter. » Dès six heures du matin, il courut acheter un dictionnaire, qui confirma son désir. Depuis ce moment, Sarah ne lui cache plus sa tendresse, mais elle ne lui accorde rien et ne renonce point aux hommages des autres hommes : lui se consumait de jalousie. En repartant pour l’Angleterre, elle adresse une lettre bizarrement sentimentale au prince de Conti pour qu’il autorise son ami à venir la retrouver ; en même temps, elle écrit à ce dernier : « Viens par ta présence combler ta maîtresse de la plus grande joie qu’elle peut attendre. Je n’ai pas peur que tu ne comprendras pas mon ridicule français ; ton cœur et le mien s’entendront toujours. » Observez qu’en donnant son âme à Lauzun, elle continue à se montrer fort avare de sa personne ; c’est en Angleterre seulement, après une longue épreuve, qu’elle consent à combler ses vœux. Le lendemain, pendant une promenade à cheval, elle lui propose de tout abandonner, de partir avec elle pour la Jamaïque, où elle a un parent riche qui les recevra avec plaisir. Il allait accepter avec transport, mais elle lui déclare qu’elle ne veut connaître sa réponse que dans huit jours ; l’idée lui vint qu’étant un peu coquette, elle pourrait cesser de l’aimer, regretter un parti si violent. Il lui confia ses craintes : « C’est bon, mon ami, dit-elle assez froidement ; vous êtes plus prudent, plus prévoyant que moi ; vous avez peut-être raison ; n’en parlons plus. » Elle ne lui pardonna point sa prévoyance, ne vint pas à un rendez-vous, puis lui reprocha de n’avoir pas eu confiance, d’avoir

  1. On raconte que Clairval consulta Caillot sur cette liaison : M. de Stainville, dit-il, me menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme ; madame m’en offre deux cents si je ne me rends pas à ses ordres. Que faire ? — Obéir à la femme, opina Caillot ; il y a cent pour cent à gagner. » Stainville fit enfermer sa femme parce que Clairval était en même temps le favori de sa maîtresse, Mlle Beaumesnil, de l’Opéra ; indignée d’une telle conduite, celle-ci déclara qu’elle ne reverrait jamais le comte.