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animal ; attends au moins que je sois sa femme… » Que fait notre héros ? Il avait à New-Market de bons chevaux de courses ; il envoie l’un des meilleurs à Ipswich. Un petit garçon vêtu de noir suivit à merveille ses instructions, resta modestement toute la course derrière le cheval de sir Marmaduke, et, à cent pas du but, passa comme un éclair. On lui donna la coupe, qu’il présenta aussitôt à Marianne, avec un petit billet contenant cette seule phrase : « Sir Marmaduke étant arrivé un instant trop tard, permettez-moi de suivre ses intentions et de mettre la coupe à vos pieds. » L’Anglais pensa étouffer de rage, et les femmes des trois royaumes répétèrent à l’envi le mot de miss Harland : « Il est charmant ! » Lauzun avait reçu, presque comme un héritage de famille, ces manières nobles, cette galanterie ingénieuse, qui éveillent la sympathie, captivent les esprits, et, dans la vie d’un homme, jouent le rôle des fortes pensées dans un ouvrage. Lors du voyage du grand-duc et de la grande-duchesse de Russie, son oncle, le maréchal de Biron, ayant offert un cheval au prince pour assister à une revue de gardes françaises, celui-ci l’assura gracieusement qu’il n’en avait jamais monté de plus agréable. En rentrant à Pétersbourg, il trouva à la porte de son palais le même cheval, et trois piqueurs à la grande livrée du maréchal : le premier, chapeau bas, tenait la bride ; le second, genou en terre, présentait l’étrier, le troisième avait à la main une respectueuse lettre d’hommages. Telle était la politesse d’alors.

Étudions maintenant Lauzun aux prises avec la passion, Lauzun amoureux de pied en cap ; mettons-le en présence de lady Sarah Lennox, de la princesse Czartoryska, les deux femmes qu’il a vraiment adorées avant de rencontrer Mme de Coigny. Lady Sarah, sœur du duc de Richmond, avait tourné la tête du roi d’Angleterre, qui songea un moment à l’épouser : on ne l’admirait pas moins à Paris qu’à Londres. Présenté par son protecteur le prince de Conti, Lauzun, tout d’abord, ne tombe pas sous le charme, et, lorsque les jeunes gens qui voient en lui l’arbitre de toutes les élégances lui demandent son avis, il observe ironiquement : « Si elle parlait bien le français et qu’elle vint de Limoges, personne n’y prendrait garde. » Bientôt il se ravise, risque une déclaration et n’obtient que cette réponse : « Je ne veux pas avoir d’amant. Jugez si je puis avoir un amant français qui en vaut bien dix pour le bruit qu’il fait et par les peines qu’il cause,.. ne parlez pas d’amour si vous ne voulez pas que je vous fasse fermer ma porte. » Lauzun obéit, mais déjà fort énamouré, il ne se rebute point et se décide à attendre des temps plus heureux. Un incident le servit à souhait : Mme de Stainville, son ancienne maîtresse, restée son amie, avait une