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faut-il pas chicaner beaucoup sur la justesse des perspectives, linéaire ou atmosphérique.

Comme celle de Courbet, la réputation de Manet est due en bonne partie à la réclame directe ou indirecte. Il a eu sans doute, comme Courbet, l’intelligence de comprendre à temps la nécessité, pour l’école, d’en revenir à des procédés plus fermes, plus variés, plus souples, à des moyens d’exécution plus vraiment pittoresques, et, comme il était plus cultivé, il alla droit à des professeurs moins lourds et moins durs, aux vrais maîtres de la brosse, Hals, Velasquez, Goya. Ce serait rechigner à son plaisir que de nier l’agrément avec lequel s’accordent les taches vives et joyeuses dans toutes ces ébauches, hardies et provocantes, de l’Espagnol jouant de la guitare, du Toréador tué, du Bon bock. Toutefois, il n’est guère possible de trouver, dans ces morceaux de bravoure, œuvres d’un dilettantisme habile, aucune explosion de génie personnel. L’individualité de Manet se marque mieux, à la fin de sa vie, dans ses études parisiennes. Le Portrait de Jeanne au printemps et le canotier et la canotière En bateau sont, sous ce rapport, très caractéristiques. Les visages n’y comptent pas, le dessin en est plus que sommaire ; mais il y a dans le choix des tous frais, délicats, vifs, subtils, savamment mariés, dans l’enveloppement des formes par une atmosphère vibrante et lumineuse, toutes sortes de finesses justes et charmantes qui n’ont rien à dire à l’esprit, mais qui sont ravissantes pour les yeux. L’une des évolutions les plus marquées de la peinture contemporaine, nous l’avons mainte fois constaté au Salon, est celle qui la pousse à l’analyse de plus en plus délicate des phénomènes lumineux et notamment du mouvement de la figure humaine en plein air. Manet est peut-être, de tous, celui qui a le mieux poussé dans ce sens. C’est un titre de gloire suffisant, sans qu’il soit nécessaire de lui on chercher d’autres.

Entre Millet, ce silencieux, et Courbet, ce tapageur, apparaissait et grandissait, à la même époque, un troisième campagnard, M. Jules Breton, qui allait bientôt se faire une place considérable. Moins austère et plus souple que le premier, moins systématique et plus délicat que le second, plus habile que tous les deux à disposer, varier et poétiser ses compositions rustiques, il a contribué, autant et plus qu’eux, à faire pénétrer, dans le public, le goût des paysanneries. La Plantation d’un calvaire, de 1859, les Sarcleuses, de 1851 (on aurait pu montrer des œuvres antérieures) prouvent qu’il fut, lui aussi, un précurseur, joignant très vite, à une connaissance intime de la vie rustique, un sentiment délicat de la beauté plastique ou expressive dans les races saines et pures, une science supérieure de l’association harmonieuse entre les