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habituellement celle qu’on remarque chez les promeneurs du Jardin des Plantes, quand ils circulent devant les cages des fauves. Regards d’Européens et regards d’Asiatiques se croisent sans se pénétrer, ils n’expriment ni sympathie ni gêne, ils ne portent pas de l’un à l’autre des parcelles d’âme, comme entre gens de même race qui se dévisagent.

Ce mur de séparation morale apparaît bien nettement dans le kampong javanais, malgré notre engouement pour les poupées casquées d’or qui ont fait des fanatiques et des hypnotisés. Dès le premier jour, Paris a raffolé des Javanaises, de leurs grâces colubrines, de ces petits corps souples où la peau semble vidée d’os et de muscles, lorsqu’elle ondule en mouvemens tout pareils à ceux des serpens. Notre admiration envahissante a dû paraître lourde aux petites danseuses ; elles auront connu le pire ennui des reines, sans les compensations de l’emploi ; elles ne peuvent dérober une minute de leur journée à la foule entassée contre leurs paillotes. Il est vrai qu’au début cette persécution ne paraissait guère les gêner ; il en serait autrement aujourd’hui, s’il faut croire le mot d’un imprésario, mot profond comme un verset de la Genèse : « Nos pensionnaires sont déjà corrompues, elles ne se lèvent plus devant les hommes. » Tout chez elles est animal : le dessin de la bouche, sommaire et inintelligent ; la voix à fleur de tête, ce pépiement nasillard sous lequel on ne sent pas de pensée. Rien ne donne la sensation de la distance an même degré que leur regard brillant ; il vient d’infiniment loin, quand il arrive sur nous ; quand il rentre, il s’enfuit infiniment loin, dans l’éblouissement de lumière du ciel équatorial, sur les prairies de fleurs éclatantes qui couvrent la mer, le long des rivages de leurs îles. Ce pauvre monde a toujours froid ; les vieilles surtout font peine à voir, grelottantes, claquant des dents au moindre souffle frais ; monde attirant et triste, de la tristesse particulière aux romans de Loti. Il y a je ne sais quoi de funèbre dans ces créatures de plaisir, dans leur masque exsangue sous la poudre safranée, jaune comme la mort des pays exotiques, comme la fièvre des beaux étangs pestilentiels. Elles devaient être sinistres, Sariem et Taminah, entre les dalles glacées et sous le jour vert de la Morgue, quand elles se rendirent là pour pleurer Anan, l’un de ces musiciens qui agitent devant elles des sistres de bambou ; il s’était laissé mourir en arrivant chez nous ; comme un cadavre n’a pas le droit de mettre en deuil le lieu où le public paie pour s’amuser, ou porta le Javanais sur le lit de pierre des naufragés parisiens ; toute la troupe affolée vint s’y lamenter à la mode du pays, entre deux danses. — La mélancolie qui prend le cœur dans le kampong, on la retrouve à quelques pas de là, faite