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moins, puisqu’on voulait nous montrer cet aspect de l’Orient, il fallait avoir l’audace de la couleur locale et compléter franchement le tableau avec tous ses accessoires : le rideau de serge, derrière lequel on entend sonner les talaris sur la roulette du croupier maltais ; les petites Nubiennes, au guet sur le seuil des portes d’où leurs appels gutturaux hèlent le passant, et Karagheuz, le vrai, celui autour duquel on fait cercle dans la rue pendant les fêtes du Baïram ; enfin toute la lyre des bas-fonds levantins. Mais dans la rage d’exotisme qui s’est emparée de nous, notre timidité s’arrête à mi-chemin ; aux arènes, nous voulons bien qu’on saigne le taureau, nous ne consentons pas qu’il se défende ; ici, la préfecture de police tolère les ventres, mais avec un peu de gaze dessus. Il faut aller à la rue du Caire, ne fût-ce que pour entendre le boniment de l’un des industriels qui exhibent ces ventres ; le fils du Prophète ne sait que dix mots de notre langue, mais choisis ; il répète tout le long du jour : « La danse,.. c’est épatant ! .. entrez, mousia, c’est le moment psychologique ! « Il faut y aller pour savoir jusqu’où le noble Orient peut descendre, quand il se mêle d’être ignoble, et combien le turban peut se ravaler au-dessous de la casquette, lorsqu’il est également à trois ponts. Il n’y a ici de vraiment sincères que ces bons petits ânes, à l’amble infatigable et doux. Quand je les aperçois, il me semble toujours qu’ils vont me conduire à la mosquée d’El-Moahyed, où les tourterelles rousses volent autour de la fontaine, dans le bouquet de palmiers qui croit sous le portique ruiné ; et par-delà le minaret de Kaït-Bey, au tournant de la rue, vers les tombes des khalifes, silencieusement belles dans la mer de sable… Non, je l’ai trop aimée, cette Égypte abandonnée par nous dans un jour d’inexpiable défaillance, pour la reconnaître sous son déguisement de cafe-concert. Allons chercher un Orient de meilleur aloi ; nous le trouverons aux Invalides.

Montons sur une des voitures du train Decauville : il n’y a pas d’erreur, c’est bien à Babel que ce train nous porte ; pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur ces murailles polyglottes, dans le couloir où s’est réalisé le miracle de la confusion des langues. Ce fut une joie exquise pour le philologue de voir se reproduire ici, dans un laps de quelques semaines, l’opération légendaire qui a divisé le verbe originel en tant de rameaux différens. Au début de l’exploitation, on avait affiché des avis recommandant la prudence aux voyageurs ; bientôt, d’autres placards traduisirent ces avis dans les idiomes les plus usuels, l’anglais, l’italien, l’espagnol ; par une de ces petitesses dont nous ne savons pas nous défendre, l’allemand était exclu. Quelques jours passèrent, et l’on vit apparaître des langues plus rares, celles des peuples amis, le russe,